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aveuglément à des axiomes de brasserie, plus absolus encore et d’une qualité moins éprouvée.

Toute idée qui peut mettre des artistes en hostilité complète, soit avec la tradition, soit avec la vie, est une idée mauvaise. C’est à la tradition que tout art emprunte sa technique, c’est par l’observation de la vie qu’il se renouvelle et qu’il crée. Prétendre, dans une société cultivée, se soustraire à l’enseignement du passé ou demeurer indifférent à l’action du présent, c’est se condamner, de façon ou d’autre, à l’impuissance. L’erreur devient bien plus dangereuse si l’on y ajoute encore un mépris plus ou moins profond pour l’exercice de la pensée et si la peinture n’y devient plus qu’un métier manuel dont la plus haute fonction est de donner à l’œil des sensations plus ou moins vives ou subtiles, mais sans répercussion aucune sur l’intelligence. Or, depuis quelques années, si nous ne nous trompons, deux préjugés nouveaux, trop aisément acceptés, troublent la conscience des jeunes peintres, égarent leurs recherches, stérilisent leurs efforts, compromettent l’avenir collectif de l’école en faussant la notion des rôles respectifs que peuvent remplir la tradition et la nature dans la formation de l’art moderne. Le premier est celui qui fait consister le grand art, l’art monumental et décoratif, dans la suppression des compositions équilibrées et mouvementées, dans la réduction des formes expressives à leurs apparences élémentaires, dans l’atténuation systématique des actions de la lumière et des vivacités de la couleur. L’autre est celui qui ne voit de l’art vrai, de l’art sincère, de l’art vivant que dans la reproduction exacte et directe de la réalité environnante et qui prétend interdire, en théorie au moins, toute intervention de l’imagination personnelle. Ceux qui acceptent la première idée regardent mal la nature et ne comprennent plus la tradition ; ceux qui partagent la seconde voient mieux la nature, mais ils ne savent pas s’en servir. Il suffit de théories pareilles, qui encouragent toutes les ignorances et qui excusent toutes les maladresses pour déterminer cet affaiblissement général dans la conception et dans l’exécution, que révèle, dans son ensemble, le Salon de peinture, en 1886, malgré les efforts honorables et heureux faits par un petit nombre d’artistes, d’esprit plus sain et mieux équilibré, qui, connaissant encore leur métier, savent ce qu’il faut de réflexion, de science, de labeur pour faire un tableau digne de ce nom.


I.

Sans doute on ne saurait rendre les grands artistes responsables des fautes de leurs imitateurs. Plus leur personnalité est particulière,