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politique. Ce que je puis dire, c’est que je le trouvai très différent de ce qu’il paraissait en 1809, lors des pourparlers qui précédèrent la paix de Vienne. À cette bonhomie soldatesque, à cette franchise indiscrète dont il faisait étalage, avait succédé une attitude froide et réservée ; il parlait peu et ne s’expliquait qu’en termes évasifs sur l’état de l’Allemagne et sur les dispositions des puissances du Nord à l’égard de la France. Je n’insistai point, et tout se borna, entre nous, à un dîner que je lui offris et à une visite qu’il me fit avant son départ. Je retrouvai, au contraire, M. de Bassano tel que je l’avais connu. Il n’avait rien perdu de son admiration naïve et pédante pour son empereur. Napoléon n’avait jamais fait la guerre que par nécessité ; il n’avait jamais été l’agresseur ; c’était le plus doux des hommes ; il n’avait succombé que sous la trahison du dehors et du dedans. Nous revînmes plus d’une fois sur le passé ; mais je l’interrogeai vainement sur les causes qui avaient déterminé l’envoi de M. de Narbonne à Torgau : il éluda la réponse ; c’était pourtant là surtout ce que je désirais tirer de lui.

De retour à Coppet, je fis mes paquets ; on me redemandait à Paris ; la commission appelée à préparer la réforme du jury venait de se former ; elle allait commencer son travail. J’avais, d’ailleurs, un autre motif non moins pressant. Je me sentais atteint d’un mal qui pouvait devenir grave et qui menaçait d’arrêter, à son début, ma carrière publique ; c’était une affection du larynx : les premiers symptômes s’étaient manifestés pendant mon séjour en Suisse, mais ils avaient fait, en peu de jours, des progrès rapides. Il était urgent d’y mettre ordre. Je partis avec mon beau-frère ; ma femme et mes filles ne nous rejoignirent qu’au bout de quelques jours ; nous y étions rétablis au commencement de septembre.

Je trouvai, en arrivant, nos affaires fort brouillées et en très mauvais état. Il n’y avait rien là que de naturel. Durant les trois premières années qui suivirent la seconde restauration, le ministère de M. de Richelieu avait lutté contre le parti réactionnaire, en s’appuyant sur le roi, sur la partie sensée, ou du moins obéissante, de la cour et de la haute société, sur la bourgeoisie tout entière, et enfin sur les quatre grandes cours d’Angleterre, de Russie, d’Autriche, et de Prusse, dont les ambassadeurs formaient à Paris une sorte de congrès en permanence. Rien de pareil n’existait plus ou plutôt l’ordre était renversé.

A l’exception du roi, qui soutenait toujours, ostensiblement et de cœur, M. Decazes, tous les amis du ministère Richelieu attaquaient le ministère qui l’avait remplacé. Les ambassadeurs faisaient chorus. La portion tranquille et sensée de la bourgeoisie s’effrayait du progrès des idées révolutionnaires. Le parti libéral, triomphant, arrogant, le vent en poupe, ne secondait notre pauvre parti