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pour les conversions. Ce fut, il faut en convenir, une très sage résolution, bien qu’elle ait soumis encore à une rude épreuve la crédulité des fidèles. Le chérif d’Ouezzan n’a eu qu’à se louer de sa nouvelle femme, qui a pris peu à peu assez d’empire sur lui pour le décider, non-seulement à ne plus se griser, mais même à ne plus boire du tout de boissons alcooliques. Elle s’est tout à fait pliée aux nécessités de sa position. On l’a vue escorter son mari dans les pèlerinages pieux et tendre la main aux croyans pour recueillir les redevances qui sont les revenans-bons du métier de pontife musulman. Elle a eu des enfans que le peuple vénère, comme si leur mère n’était pas protestante. On peut voir dans les rues de Tanger de hardis cavaliers, des guerriers audacieux s’incliner, se mettre à genoux devant ces rejetons croisés du sang le plus pur de l’Islam et du sang le plus commun du christianisme, embrasser dévotement leurs babouches, se faire imposer leurs mains sur la tête en signe de bénédiction. Les fils de l’Anglaise ne sont pas moins respectés que le fils de la musulmane, qui, voyant ses frères grandir dans la piété du peuple, a jugé plus sage de quitter le sultan, de se rapprocher de son père et de vivre en bonne intelligence avec lui.

J’ai eu l’occasion de rencontrer la chérifa d’Ouezzan. Elle n’a absolument rien d’une héroïne de roman, et, quoique son mariage soit des plus aventureux, elle parle de son mari et de ses enfans comme une bonne bourgeoise de Londres parlerait des siens. On dirait, à l’entendre, qu’il n’y a rien d’étrange dans sa famille. Elle n’est pas jolie, il est difficile d’expliquer l’amour qu’elle a inspiré à un des plus grands personnages de l’islamisme. D’ordinaire, elle est vêtue très simplement à l’européenne, ou plutôt à l’anglaise ; les vendredis seulement, elle revêt un costume arabe. Elle a des cartes qui portent la suscription suivante : S. A. Mme de Wazzan, princesse du Maroc. Je ne lui reproche ni de s’intituler altesse, ni de se donner le titre de princesse : elle a droit à tout cela de par son mariage ; je ne lui reproche que d’écrire Wazzan à l’anglaise, ce qui rappelle trop son origine. La voilà maintenant protégée française. Je n’affirmerai pas que ce protectorat accordé au chérif d’Ouezzan et à sa famille ait été un acte diplomatique fort habile. Il n’a pas pu resserrer notre intimité avec un homme qui avait toujours été notre ami. En revanche, il a encore été pour les fidèles un sujet d’étonnement et de scandale. Les ennemis du chérif se sont aussitôt mis à répandre le bruit qu’à force de se moquer du Coran, il en était venu jusqu’à se faire chrétien ; cette rumeur mensongère, grossie, exploitée par nos adversaires, a couru toute l’Afrique. Il ne faut pas que les chérifs soient fanatiques, mais il est bon, pour eux et pour ceux qui veulent s’en servir, qu’ils restent musulmans,