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de quelques écrits et d’articles de journaux, s’est emparée de cette formule radicale : Plus de vaisseaux! Des torpilleurs! Comme à l’ordinaire, jugeant de tout sans pouvoir rien approfondir, elle salue hautement les promoteurs de cette idée, ou ceux qui passent pour l’être, comme les apôtres de la jeune marine, destinée à régénérer une organisation vieillie (elle date d’hier!) et elle regarde ceux qui font seulement des réserves comme des esclaves de la routine, comme des esprits étroits ou usés, incapables de comprendre l’importance, la puissance et l’avenir de ce merveilleux engin : la torpille automobile ! A quoi bon, dit-elle, toute cette flotte qui coûte des millions? A quoi bon ces cuirassés, ces croiseurs, ces puissantes machines, cette formidable artillerie, ces vaillans équipages, puisqu’ils sont fatalement destinés à devenir la proie d’un myrmidon imperceptible qui, au moment où ils y penseront le moins, leur enverra sous l’eau une torpille qui les fera couler ?

Telle est l’absolue confiance que le public met dans la torpille automobile, sur la foi de certains enthousiastes et sur les conclusions tirées d’exercices qui ne peuvent et ne doivent trancher la question au point de vue de l’attaque sérieuse des bâtimens à la mer. On ne se dit pas qu’il y a bien des circonstances, dans la guerre comme pendant la paix, où la torpille ne peut être d’aucune utilité et dans lesquelles le concours de vaisseaux pourvus d’une artillerie convenable et d’un équipage important sera indispensable; que d’ailleurs, si les cuirassés gigantesques paraissent devoir être abandonnés, rien n’est plus simple que de les remplacer par une force navale plus rationnelle eu égard aux circonstances actuelles ; on ne se dit pas que torpiller pour exercice un but immobile ou d’une petite vitesse, dans des eaux tranquilles ou peu agitées, n’est pas la même chose que torpiller au large et pour de bon un vaisseau qui se meut avec rapidité et qui possède contre son adversaire la ressource d’une manœuvre habile, d’une artillerie puissante et de pointeurs parfaits; on ne se dit pas que, dans le premier cas, la torpille peut quelquefois manquer son coup, et qu’elle le manquera souvent dans le second ; que d’ailleurs nous n’avons jamais encore eu l’exemple d’une lutte à la mer entre un torpilleur et un vais- seau[1], que la guerre seule peut nous le donner, que tous les exercices du monde ne pourront en tenir lieu, et que, tout en s’organisant

  1. Nous n’avons même que deux exemples de torpilles automobiles employées à la guerre contre des vaisseaux au mouillage; dans la dernière guerre des Russes contre les Turcs, les premiers firent deux tentatives à Sinope contre un vaisseau turc qui n’eut aucun mal dans la première et fut coulé dans la seconde, parce que ce vaisseau n’exerçait aucune surveillance.