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point d’appui. Régner par la grâce de Dieu, quel beau rêve du temps passé! n’est-il pas naturel qu’on le veuille prolonger, quand on est soi-même, comme le vieil empereur, un monument du passé? Guillaume Ier n’est point cependant un révolté contre l’esprit moderne. Il a de la finesse et de la prudence. Monarque constitutionnel d’une espèce particulière, il a pris son parti du régime parlementaire; il le laisse vivre, parler, se démener ; il y est entré, mais il le dépasse de la hauteur de sa couronne, qui est surmontée de la croix. A son avènement, il a prêté sans difficulté le serment de garder la constitution, puis il est parti pour Kœnigsberg, la ville du sacre, et le jour de la cérémonie, saisissant la couronne de ses propres mains, il l’a mise sur sa tête après avoir dit : « Je la prends de la table du Seigneur ! » c’était affaire où les chambres n’avaient rien à voir, affaire entre lui et le Seigneur! Qu’on ne s’y trompe point : l’empereur Guillaume est un personnage. Il est difficile de dire ce qu’il aurait fait sans M. de Bismarck, mais M. de Bismarck n’aurait rien fait sans lui : il a fallu à ce ministre, pour y risquer les hardiesses et les fantaisies de sa politique, la solidité de cette roche.

Guillaume Ier a été longtemps prince prussien et il a été roi de Prusse avant de devenir empereur d’Allemagne. Le roi de Prusse dure en lui, et par lui dure la Prusse, c’est-à-dire l’état principal, organisé à part, ayant son esprit et ses forces propres. Mais peu à peu s’efface le particularisme prussien ; dans le parlement de l’empire, les partis se mêlent, à peu près sans distinction de pays ; la fusion se fait entre les régions de l’Allemagne. Il n’y a point de doute que la Prusse y perdra cette vigueur dont la raison d’être était son isolement même. Dès lors se pose une grave question : l’unité de l’Allemagne, telle qu’on la voit aujourd’hui, n’est qu’un progrès dans le développement de la Prusse ; ne faudra-t-il pas comprendre autrement l’unité, quand les frontières de la Prusse se seront effacées dans l’empire ?

Les difficultés viendront un jour. Alors on mesurera la place que tenait dans l’histoire l’empereur Guillaume. Son fils est prince impérial en même temps que prince royal ; il sera empereur à l’heure même où il sera roi. Son enfance s’est écoulée dans la paix ; homme, il n’a connu que des victoires. L’âme de la vieille Prusse n’est pas en lui comme elle est dans son père, ne dix ans après la mort du grand Frédéric. On le dit quelque peu philosophe, et il aurait mauvaise grâce à prendre sa couronne de la table du seigneur ; cette table d’ailleurs n’est plus si solide, même en Allemagne, qu’elle était jadis. Voilà pourquoi, si beau que soit le présent, je trouve un peu optimiste le photographe des quatre empereurs.


ERNEST LAVISSE.