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en lui représentant que la forme qui va s’imposer prochainement à l’art musical français est celle de l’oratorio. Il a été tellement de mon avis qu’il s’occupe déjà d’un texte : il veut choisir le sujet de Judith. »

Fanny Mendelssohn se trompait sur l’avenir musical de la France. Je ne vois pas que la forme de l’oratorio ait jamais été, et je doute qu’elle soit jamais populaire dans notre pays comme en Allemagne ou en Angleterre. On écouterait peut-être la Passion de Bach elle-même, si on l’exécutait à Paris, comme il me souvient qu’on écoutait jadis le Messie et Judas Macchabée de Haendel : avec respect, mais sans amour; un peu par goût, et beaucoup par pose. Personnellement, nous n’oserions pas trop nous en scandaliser, partageant, nous l’avouons, l’avis de Rossini, qui disait volontiers : dix minutes de cette musique-là, c’est sublime ; un quart d’heure, c’est intolérable. Des fragmens de Haendel, même de Bach, le plus colossal peut-être de tous les musiciens, nous transportent parfois; mais une de leurs partitions tout entière nous accable presque toujours. Au fond, notre pays n’est fait ni pour entendre souvent ces œuvres-là, ni pour en composer de pareilles. Nous disons notre pays, et nous pourrions ajouter : notre temps. Nos compatriotes, nos contemporains, ont traité l’oratorio dans une forme tout autre que celle à lui donnée par les grands classiques du siècle dernier. La musique sacrée elle-même a dû suivre l’évolution de l’âme moderne; elle a quitté la raideur et la sévérité hiératique; elle s’est affranchie des formules conventionnelles, des rythmes monotones et des fugues scolastiques; on a fini par comprendre que l’idée religieuse, comme les autres grandes idées, a droit à la vérité, à la variété de l’expression artistique, et qu’il n’y a pas dans notre cœur deux régions distinctes, l’une divine et l’autre humaine.

« Mendelssohn le premier, a dit Schumann, introduisit les grâces dans la maison de Dieu, où elles ne sont pas déplacées. » Les deux oratorios d’Elie et de Paulus, malgré d’incontestables analogies avec les oratorios classiques, renferment en effet les premiers symptômes de l’inspiration moderne. Un air d’Élie, notamment : J’ai trop vécu, Seigneur! retire-moi du monde! est beau d’une beauté jusqu’alors inconnue. Un Bach, un Haendel, ces esprits puissans mais froids, n’auraient jamais exprimé ainsi la mélancolie, la fatigue de vivre sous laquelle plie ce chant désolé. On ne trouve qu’aux voûtes de la Sixtine, sur le front des prophètes gigantesques, cette peine et cette lassitude dont Jéhovah, aux jours d’épreuve, accablait les sublimes vieillards de Juda. La pensée, la forme, les procédés de l’harmonie et de l’instrumentation, tout est nouveau dans cet air magnifique.

Notre école française, depuis Berlioz surtout et son Enfance du Christ, est de plus en plus entrée dans cette voie. Si classique que