Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/160

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

plus inutile. Ils engagèrent la lutte contre ces champions de la mélodie que tout nouveau-venu, qu’il s’appelle Lulli ou Gluck, Rossini ou Meyerbeer, est sûr de rencontrer devant lui, prêts à lui disputer le passage. Ce fanatisme mélodique inspira plus tard à d’Alembert, lorsqu’il voulut dire le dernier mot de la querelle, de judicieuses réflexions qu’il faudrait graver en lettres d’or au foyer de tous les théâtres lyriques. « Chez la plupart des Français, dit-il, la musique qu’ils appellent chantante n’est autre chose que la musique commune dont ils ont eu cent fois les oreilles rebattues ; pour eux, un mauvais air est celui qu’ils ne peuvent fredonner, et un mauvais opéra celui dont ils ne peuvent rien retenir[1]. » Or, on n’avait rien retenu d’Hippolyte. Peu à peu cependant les oreilles s’apprivoisèrent, et l’on finit, du moins je le présume, par y trouver quelques airs à chantonner. Les poèmes arrivèrent à Rameau ; il se remit au travail, et pendant un quart de siècle, sa tardive fécondité marqua chaque année par une œuvre nouvelle.

Il y en eut, dans le nombre, dont les jours étaient comptés d’avance ; lui-même ne paraît pas avoir fait grande dépense d’imagination ni d’amour-propre dans les nombreux impromptus, pièces de circonstance et divertissemens de cour, destinés, comme des carrosses de gala, pour une seule occasion solennelle. C’est ainsi qu’il laissa remanier par Rousseau sa Princesse de Navarre transformée en Fêtes de Ramire. Il se réservait pour ses grandes compositions, tragédies lyriques ou ballets, pour les Indes galantes, les Fêtes d’Hébé, Castor et Pollux, Platée, Zaïs, Dardanus, Pygmalion, Zoroastre. L’étude approfondie de ces partitions m’entraînerait à l’analyse des poèmes, généralement insipides, qui leur servent de canevas. Pauvres rimeurs que ces La Bruère, ces Mondorge, ces Cahuzac, les collaborateurs attitrés des musiciens du temps. Mais Rameau n’y prenait pas garde ; il se faisait fort, au besoin, de mettre en musique la Gazette de France. La bonne fortune lui vint pourtant une fois en sa vie, de rencontrer un poète : le gracieux auteur de l’Art d’aimer, Bernard, Gentil-Bernard, lui fournit l’occasion de son chef-d’œuvre. Castor et Pollux est le seul opéra de Rameau où, d’une scène à l’autre, l’inspiration se soutienne ; partout ailleurs, il y a des lueurs soudaines et des traits qui portent coup ; ici seulement, un dessein d’ensemble et des perspectives. Dans le prologue allégorique, rendez-vous obligé des jeux, des amours et des ris, de « l’incomparable » Jélyotte et de « l’adorable » Marie Fel, s’épanouissent quelques fraîches mélodies entre de grands airs gothiques à roulades. La belle scène funèbre qui ouvre le premier acte tranche vi-

  1. La Liberté de la musique, 1760.