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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/428

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le dernier des hommes politiques, est un homme d’affaires, — j’entends d’affaires à la manière arabe, — des plus heureux. Sa fortune est considérable ; il la nourrit, il la développe, il l’augmente sans cesse aux dépens de la’ fortune publique. Il n’a point d’ambition comme Si Mouça ; il ne tient pas à jouer un grand rôle ; pourvu qu’il accumule de l’argent, c’est tout ce qu’il demande. Aussi ne crois-je pas, pour mon compte, qu’il soit particulièrement hostile aux Français. Les Français, il y a un an, lui ont fait la guerre ; ils ont essayé, je ne sais pourquoi, de le faire renvoyer de son poste. Or, lui arracher le grand-vizirat, c’est lui enlever la source où il puise les trésors qu’il amasse en abondance. Naturellement, il en a éprouvé une vive colère. Mais qu’on le laisse en repos, et il ne sera pas plus hostile à nous qu’à tous les autres Européens, qu’il déteste d’ailleurs cordialement, en musulman fanatique et borné qu’il est.

Si Mohammed-Ben-Arbi n’était pas seul dans sa première visite à M. Féraud. Il avait à ses côtés son principal auxiliaire pour les questions étrangères, le fkih Si Fedoul. Si Fedoul offrait un parfait contraste avec le grand-vizir, auprès duquel il était assis. Je n’ai jamais vu figure plus naturellement contemplative. Petit, mince, tout enveloppé de voiles blancs, il avait l’air d’une sorte de personnage mystique. Son visage allongé, très pâle, orné d’un nez démesuré qui l’allongeait encore, était surtout remarquable par deux grands yeux si complètement et si constamment levés vers le ciel que la pupille n’était plus au milieu du cristallin et qu’une assez large bande blanche s’étendait au-dessous d’elle jusqu’à la paupière inférieure. Quand je dis : levés vers le ciel, c’est une manière de m’exprimer, car il paraît que le fkih Si Fedoul s’intéresse assez peu aux choses de l’autre monde, que ses mœurs sont tout ce qu’il y a de plus oriental, et que les objets devant lesquels il reste des heures entières en contemplation dévote n’ont absolument rien de la pureté du paradis. Quoi qu’il en soit, dès que nous l’aperçûmes s’avançant discrètement derrière le grand-vizir, nous reconnûmes en lui un homme très supérieur à tous ceux que nous avions vus jusque-là au Maroc. Cette première impression était juste, elle n’a pas été démentie.

Au départ du grand-vizir et de Si Fedoul, nous commençâmes à nous promener autour de la maison. Une agréable surprise nous y attendait, surprise bien grande, en vérité, car nous étions convaincus que, durant tout notre séjour à Fès, nous ne verrions pas d’autres femmes que celles que nous avions aperçues, souriant à notre approche, en entrant dans la ville. Au lieu de cela, à peine étions-nous dans le jardin, que toutes les terrasses des environs, — et il y en avait un grand nombre, puisque nous dominions un des plus vastes quartiers de la ville, — se couvrirent de curieuses qui