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vous avez réussi près de moi et près du public d’ici parce que vous ne parlez pas et qu’on ne pourrait pas citer un propos de vous. Pensez tout ce que vous voulez, les pensées sont libres et personne n’a le droit de s’en mêler ; mais les propos n’ont jamais rien avancé ! »


IV.

Ce que l’ambassadeur d’Autriche pensait réellement en sachant se taire comme Napoléon lui en faisait le compliment, il l’a dit depuis et il a un peu exagéré, ou il avait beaucoup oublié. Il se plaît par trop à se faire un rôle de calculateur profond « dans ces années que j’ai passées, dit-il, avec Napoléon, jouant avec lui comme une partie d’échecs, et pendant lesquelles nous ne nous sommes pas quittés des yeux, moi pour le faire mat, lui pour m’écraser avec toutes les pièces de l’échiquier. » Il a beau dire, il n’en était pas encore là ; il ne jouait pas si complètement la comédie à cette cour napoléonienne où il était le personnage le plus choyé, où il faisait la figure d’un prince de Ligne plus jeune que le vrai, qui vivait encore à Vienne, et toujours brillant. Il n’était pas insensible à l’éclat de cette société renaissante, où les vieilles traditions françaises se mêlaient à une gloire nouvelle, et il subissait jusqu’à un certain point, comme bien d’autres, l’ascendant de l’homme qui fascinait ses contemporains, à qui rien ne résistait alors ; mais, en même temps, je n’en disconviens pas, il y avait toujours chez lui l’Autrichien qui ne perdait pas de vue sa cause, l’observateur attentif et curieux.

M. de Metternich ne manquait pas de clairvoyance ; à mesure qu’il prolongeait son séjour et qu’il entrait dans l’intimité du monde français, il faisait ses remarques. Il croyait s’apercevoir que cet établissement impérial, résumé dans un seul homme « produit personnifié de la révolution, » si puissant qu’il fût, avait ses points faibles et ses fictions. Il distinguait surtout, il croyait distinguer que la France soumise, obéissante, tout éblouie de son chef, ne le suivait cependant qu’à demi dans son système de guerre, qu’à chaque campagne nouvelle, l’inquiétude et la fatigue croissaient jusque dans l’entourage de l’empereur. « Napoléon, dit-il, avait la puissance pour lui ; mais entre le système qu’il suivait et les sentimens du grand pays dont il était le maître, il y avait une opposition que les cabinets ne surent pas reconnaître... L’erreur générale de l’Europe provenait de ce qu’on ne voyait pas qu’au mouvement national en France avait brusquement succédé l’action unique de l’ambition dévorante d’un seul homme... » Il était encouragé à penser ainsi par ce qu’il entendait souvent dans le monde le plus intime de l’empire, quelquefois même par le langage plus que libre