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on aspirait à l’égalité, à la suppression des castes. La propagande se faisait par les sociétés secrètes, loges maçonniques, philanthropes, illuminés, rose-croix, et par les journaux, qui commençaient à se répandre. A Berlin, Nicolaï, dans sa Bibliothèque universelle, attaquait la féodalité ; à Hanovre, Schlœzer, directeur des Annales politiques (1776-1793), dénonçait les mauvais princes. C’était l’âge d’or de la presse allemande, alors rédigée par des écrivains probes, exacts, instruits, en qui on saluait « les paladins du droit, les apôtres de la vérité ; » ils en étaient parfois les victimes, comme le poète Schubart, qui expiait par dix années de captivité (1777-1787) une plaisanterie sur le duc de Wurtemberg.

Cette propagande était cependant moins active et moins répandue qu’en France, où il y eut connivence et complicité de toutes les classes, et dans laquelle toute notre littérature du XVIIIe siècle est engagée. Schiller est le seul grand écrivain qui donne un écho à la vie publique de son temps, le seul aussi doué de ce tempérament oratoire si fréquent parmi nous et qui a tant de prise sur le public. Goethe n’écrit que pour un petit cercle d’amis, ou pour se plaire à lui-même ; il ne touche ni à la politique ni à la religion « qui mêlent à l’art un élément trouble. » Psychologue et naturaliste, les destinées de l’individu l’intéressent autant que celles des empires. C’est le sort des nations qui s’agite à travers les drames historiques de Schiller; il peint le tumulte des camps au matin du combat, la frénésie de l’émeute sur la place publique; les étendards flottent au vent, le soleil luit sur les épées : Schiller est le poète des peuples et des foules.

L’éducation qu’il a reçue à l’école militaire de Charles a fait de lui un radical, un révolté. L’heureuse jeunesse de Goethe s’est épanouie librement, il n’a jamais fréquenté aucune école, jamais obéi. Sous la férule des sergens, Schiller, écolier à cheveux rouges, s’écrie avec rage : « Marche! demi-tour à droite! je n’entends que cela; j’aimerais mieux être bœuf ou âne. » c’est sous l’empire de cette révolte, en quelque sorte physique, contre la force brutale, qu’il a conçu son premier héros : anarchiste par esprit de justice, bourreau de grand chemin par amour de l’humanité, Karl Moor déclare à une société maudite la guerre au couteau. Figure à la fois puérile et redoutable, type de ces jeunes gens trop instruits de la science des livres, trop ignorans de la science du monde, dont nous avons vu depuis, ailleurs qu’au théâtre, les sanglans exploits. Lorsque la pièce des Brigands fut applaudie à Mannheim en 1781, les contemporains ne s’y trompèrent pas : « Si j’avais été Dieu, disait un petit prince à Goethe, et sur le point de créer le monde, et si j’avais prévu que les Brigands de Schiller y seraient joués, je n’aurais pas créé le monde. » Une imitation intitulée : Robert,