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Angleterre, la liberté ; en Hollande, le commerce ; en France, l’honneur du roi[1]. »

Que l’on tienne compte aussi de ce fait que l’Allemagne avait accompli, deux siècles avant nous, une première rupture avec l’état féodal; elle s’était en partie sécularisée au prix de son unité. Luther l’a dispensée de Robespierre et de Danton[2]. Le protestantisme, à ses débuts, avait sans doute fortifié le despotisme des princes, dont il invoquait l’autorité, mais, comme conséquence nécessaire de son principe, il introduisait dans le régime théologique des atténuations qui ont rendu bien plus aisée la transition à l’état moderne.

Il y a enfin antipathie entre la pensée fondamentale de la révolution, œuvre de l’esprit latin, et l’idée neuve que l’esprit teutonique au XVIIIe siècle apporte au monde civilisé. En France, le tour d’esprit national, l’esprit classique, admirablement défini par M. Taine, conduit au rationalisme superficiel, à la ruine de la tradition nationale, à la théorie pélagienne du libre arbitre, que les jésuites ont développée et les jacobins mise en pratique, d’après laquelle les individus et les peuples, grâce à un effort spontané, à un acte de volonté libre, en vertu d’une constitution, d’un décret, peuvent changer de tempérament, de nature, rompre tout lien avec le passé, renouveler la face du monde. — l’esprit allemand a serré de plus près la réalité des choses lorsqu’il a introduit dans la pensée européenne, avec Leibniz, Herder et Goethe, l’idée d’évolution, de devenir, de développement organique[3] applicable aux individus, aux sociétés humaines, comme à la plante et à l’animal, la notion de transformations lentes, selon des lois nécessaires sur lesquelles la raison ratiocinante n’a aucun empire. Opposée au rationalisme français, qui d’ailleurs a fait place nette et frayé les voies en renversant l’obstacle des dogmes, cette idée à! organisme a renouvelé toutes nos sciences naturelles et historiques : si on l’applique au gouvernement des états, elle condamne également, comme impuissantes et stériles, la doctrine conservatrice, le retour d’une nation dans sa virilité aux institutions de l’enfance, et la doctrine radicale, qui prétend anticiper l’avenir. C’est cette idée que Goethe exprimait lorsqu’il disait : «Tout ce qui est violent, tout ce qui se fait par bonds me déplaît jusqu’au fond de l’âme, parce que c’est contraire à la nature... : j’aime les roses, mais je ne suis pas assez fou pour désirer qu’elles fleurissent avant la saison ; » et, parlant encore de l’erreur

  1. Au temps de la révolution, il faut traduire ces mots : « l’honneur du roi, » par « le point d’honneur national; » ou, plus noblement, « le patriotisme. »
  2. Edgar Quinet, de l’Allemagne.
  3. Karl Hillebrand, on German Thought.