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et que la richesse de la ville ne profitât à toute la province. Successivement, cette grande industrie se voit réduite de près des neuf dixièmes. La rubannerie, qui alimentait trois mille métiers, n’en occupe plus que soixante. L’intendant accuse en partie, il est vrai, la concurrence faite par Lyon et par les étoffes des Indes ; mais la cause du mal était plus profonde. Des industries plus à l’usage des campagnards, la draperie, la chaussure, ne souffrent pas moins que les étoffes de luxe. Dans la draperie, les métiers tombent au quart. Sur quatre cents maîtres tanneurs, trente-cinq seulement subsistent. La campagne envoyait à Tours chaque semaine quatre-vingt-dix bœufs pour la tannerie, elle trouve à grand’peine à en placer vingt-cinq. La population des villes diminue sans que celle des campagnes y gagne. En trente ans. Tours perd plus du quart de ses habitans. Les maisons tombent en ruines sans qu’on les répare. Les loyers sont réduits du tiers. Ce que la crise a de violent pourra cesser, le mal ne se réparera pas. La seconde moitié du XVIIIe siècle n’est pas moins attristante : les intendans ou employés du fisc prétendent parfois, sauf à se contredire, que les gens du pays restent gais; on se demande si ce ne sont pas plutôt les intendans qui restent optimistes. M. L’élu, apercevant, en pleine disette, quelques plumes d’oiseau devant la porte d’une maison d’un paysan, prétend qu’on ne doit pas être, après tout, si malheureux qu’on en a l’air, a puisqu’on mange de la volaille. » Il est vrai qu’on broute aussi l’herbe, et que la masse du moins est réduite aux alimens les plus insuffisans, souvent les plus malsains. D’Argenson, qui réside en Touraine une partie de l’année, peut parler ici en témoin oculaire. Il ne tarit pas sur les misères des années 1749, 1750, 1751 et 1752, et montre la prostration morale égale aux souffrances physiques. On émigré jusqu’à laisser déserts un grand nombre de villages. Il y a des arriérés de trois ans dans le paiement de la taille, et les contraintes vont toujours leur train. A peine jouit-on de quelque répit que le fisc se met en devoir d’augmenter les impôts. Le même élu affirme qu’il a remarqué, dans une paroisse, « les paysans plus gras qu’ailleurs, » et là-dessus il parle de les surtaxer. Les vieillards, témoins de l’horrible hiver de 1709, disent que les malheurs de ce temps-là sont surpassés. Les jeunes gens refusent obstinément de se marier et les mariés n’ont plus d’enfans. « Ce n’est pas la peine, disent les uns et les autres, de faire des malheureux comme nous. » Quelques seigneurs veulent occuper les bras qui se laissent tomber faute de force. Et nous sommes en Touraine, dans le pays qu’on appelle le jardin de la France !

Qu’un état si misérable ne fût pas permanent dans ce pays, fertile après tout, quoiqu’il le fût moins qu’on ne le croit, nous sommes loin de le nier ; mais ces retours de la misère se présentaient trop