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considérable. Elles gagnaient 140 francs il y a vingt ou vingt-cinq ans; leurs gages sont aujourd’hui de 300. L’époque de la vendange enchérit naturellement la main-d’œuvre, surtout quand la récolte est abondante. Il est facile de se convaincre d’ailleurs, par ce qu’on sait du passé, que ces hausses passagères de salaire que produit la moisson ne sont pas une nouveauté. Dans les pays vignobles de la Loire, on payait la journée de vendangeuse 12 sols en 1710, 18 en 1714, 22 en 1720. Cette même année, les hotteurs ou hottiers reçurent 50 sols[1], prix énorme pour l’époque. A l’évocation de ces vieux souvenirs ajoutons aussi une coutume qui n’était pas sans inconvéniens et qu’on voit établie partout au dernier siècle sur les bords de la Loire. Quand la récolte était abondante, on faisait appel pour la vendange aux femmes des villes voisines. Rien n’est moins édifiant que ce qu’on rapporte sur ces vigneronnes improvisées, toujours chantant, et ne se faisant faute de tenir des propos obscènes. Elles « travaillaient surtout de la langue et de la mâchoire, » nous dit un vieil auteur, et il leur arrivait de manger les raisins au lieu de les cueillir. La malice villageoise les appelait « panses de moutons. » Ces vendangeuses de la ville revêtaient un costume de paysanne pour s’engager, dans l’espérance qu’on y verrait une garantie ou une promesse de travail et d’honnêteté[2]. La vendange constituait alors, comme aujourd’hui d’ailleurs, mais peut-être avec plus d’importance encore, un épisode dans la vie de l’ouvrier rural tourangeau : épisode où la gaîté se mêlait au travail et qui devait avoir ses poètes en français et en latin. On peut recueillir quelques traits exacts, faute de mieux, dans les vers, ou, si l’on veut, dans la prose rimée de Claude Gauchet, aumônier du roi. On y voit le ménager, c’est-à-dire le petit ou moyen cultivateur de vignes, prévoyant une belle journée, retenir ses vendangeuses pour le lendemain, le « conducteur de la joyeuse bande » assigner à chacun sa tâche, surveiller les filles, qui, «friandes de nature et gloutes, » en cueillant des raisins.


N’en séparent point trois qu’ils ne mangent de deux.


C’est le même rimeur qui nous montre, ce qu’on voit peut-être plus encore qu’autrefois, les femmes actives au travail sur leur coin de terre.


Marion qui son bien plus que sa beauté prise,

  1. Boulay, Manière de bien cultiver la vigne dans le domaine d’Orléans, 2e édit., 1873, p. 556 à 559.
  2. A. Babeau, la Vie rurale dans l’ancienne France, p. 252.