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de l’ongle du petit doigt ; et quant à la Moulouïa ou aux montagnes des environs, on n’en distinguait même pas la trace. Il fallut expliquer au sultan que sa carte était excellente pour connaître le monde, mais médiocre pour connaître le Maroc et l’Algérie. « c’est vrai, répondit-il ; aussi j’avais demandé à un Européen de mes amis, de me faire faire une carte particulière et complète du Maroc qui fût ainsi sur un globe ; mais il a prétendu, je ne sais pourquoi, que cela n’était pas possible. Je lui ai proposé alors de me faire un globe terrestre comme celui-ci, dont le Maroc tiendrait tout un côté et le reste du monde l’autre, mais il a soutenu, je ne sais toujours pas pourquoi, que c’était encore plus difficile. J’en suis fâché; car il est bien commode, en voyage, d’avoir une carte ronde qui s’ouvre et se ferme à volonté. » Au fond, le pauvre sultan était chagrin de voir le Maroc si petit ; il aurait voulu se persuader que son empire couvrait presque toute la terre. Il ignorait où était le Tonkin, et s’imaginait que c’était une province d’une étendue insignifiante. En toutes choses, ses connaissances sont celles d’un enfant. Il ne sait des événemens contemporains et de la politique générale que ce que lui en ont appris des ambassadeurs ou des agens diplomatiques intéressés à le tromper. Il croyait, à notre arrivée à Fès, que la première puissance militaire de l’Europe était l’Italie. Il n’était pas même informé de l’état de l’Afrique. Ç’a été pour lui l’objet d’un vif étonnement d’apprendre qu’il y avait encore un bey de Tunis, touchant une liste civile, ayant une maison royale et des ministres. On lui avait dit que nous avions chassé le bey de ses états. Il n’a pas de notions plus exactes sur les chemins de fer. Il demandait avec curiosité combien d’heures il faudrait pour aller en chemin de fer de Tanger à Fès et de Fès à Meknès, et quand on lui répondait que le premier trajet pourrait se faire en six ou huit heures et le second en deux heures, il réprimait mal un sourire d’incrédulité. Il est curieux comme tous les Arabes, mais il est méfiant comme tous les hommes ignorans. Pour comprendre quelque chose à la civilisation européenne, il aurait besoin de la voir de ses yeux, de la toucher du doigt. Seulement, s’il partait pour l’Europe, il serait aussitôt détrôné. Bien plus, il ne lui serait peut-être pas possible d’aller à Tanger, où il n’a jamais mis les pieds, sans qu’aussitôt un des innombrables chérifs qui aspirent à le remplacer sur le trône soulevât le fanatisme musulman contre un sultan qui mériterait, comme le réformateur Mahmoud, le nom de sultan giaour.

Ses ministres, — à l’exception de celui qui traite à Tanger avec les légations européennes, Si-Bargache, lequel est plutôt une sorte d’ambassadeur auprès de l’Europe entière qu’un ministre, — n’ont pas beaucoup plus d’instruction que lui. Le grand-vizir en particulier