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pour un dessin qui remplissait une feuille entière et qui lui avait demandé grand travail, il recevait sept gros. On peut juger par là, ajoute son biographe, que « son art ne lui rapportait pas de quoi faire grasse cuisine. »

Les peintres de la génération précédente avaient connu des jours meilleurs. Ils avaient pu développer en paix leur talent et, sans traverses imprévues, jouir dans leur patrie d’une légitime considération ; quelques-uns même étaient parvenus à la richesse, aux honneurs. Lucas de Leyde voyageait sur son propre bateau, bien aménagé, pourvu de tout. On l’avait vu dans les villes de Zélande tranchant du grand seigneur, rivalisant de luxe avec Mabuse, magnifiquement vêtus tous deux, passant leur temps en réceptions mutuelles, en festins somptueux. Ces festins interminables avaient même détruit la santé de Lucas de Leyde, et Dürer devait aussi souffrir des excès de table auxquels la copieuse hospitalité des Flandres l’avait exposé pendant son voyage dans les Pays-Bas en 1521[1]. Les artistes alors étaient largement rentés par les souverains, qui leur faisaient de beaux présens et les traitaient avec égards. Antonio Moro avait été admis par Philippe IV, un prince assez formaliste cependant, à une intimité telle qu’il avait pu se méprendre sur le degré d’abandon que pouvait autoriser cette intimité et qu’un jour que le roi le frappait familièrement sur l’épaule, il avait riposté par un coup d’appui-main, oubliant, comme le dit van Mander, « qu’il ne faut pas jouer avec les lions[2]. »

Les temps étaient changés, et les princes, dans les Flandres surtout, avaient bien autre chose à faire qu’à s’occuper des peintres. Les regrets qu’à chaque instant exhale le chroniqueur, les exemples de l’antiquité qu’il évoque à tout propos pour montrer à quel point les arts y étaient honorés, font assez voir combien l’époque où il vit est dure, combien la condition des artistes y est incertaine. Aussi éprouve-t-il quelque confusion en parlant de bon nombre de ses confrères qui ravalent leur dignité et déshonorent leur profession. Il voudrait n’avoir à relever chez eux ni ces vices trop fréquens, comme la débauche ou l’ivrognerie, ni même ces misères excessives qui finissent par détruire leur talent. Dans cette vivante galerie qu’il nous a laissée, tous les types sont représentés, et l’extrême diversité des tempéramens est nettement accusée par lui en

  1. Quant à Mabuse, fort dépensier de sa nature, il avait, à ses débuts, connu la gêne, et van Mander rapporte la plaisante aventure qui lui arriva, lorsque, étant au service du marquis de Vère et ayant vendu l’étoffe que ce seigneur lui avait livrée pour s’en faire un habit de cérémonie, il se confectionna en papier un vêtement dont la richesse semblait si merveilleuse qu’il attira l’attention de Charles-Quint et de son maître et leur fit ainsi découvrir sa fraude.
  2. A la suite de cette infraction à l’étiquette, Moro avait dû prendre la fuite ; mais il était, peu de temps après, rentré dans les bonnes grâces de son souverain.