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ils assouplissent, pour le grand poète que l’avenir ne nous refusera pas, l’instrument de la poésie, comme les Lebrun, les Delille, les Fontanes, les Chênedollé, les Lemercier l’ont fait pour Hugo et pour Lamartine, et leur gloire, lorsqu’il paraîtra, sera d’être éclipsés dans le rayonnement de ce grand poète. Ils ont tort seulement de s’ériger en critiques, et de vouloir juger Lamartine sur des règles trop étroites pour lui, — sans compter que Lamartine avait presque cessé d’écrire quand ils les ont posées.

Mais, pour la foule, c’est encore plus grave. Avec Laprade et quelques autres encore, je voudrais pouvoir dire que Lamartine a écrit pour un « monde » qui ne serait plus aujourd’hui le nôtre, si ce n’était nous mettre nous-mêmes trop bas, si ce n’était oublier que le « monde » de Lamartine fut aussi celui de Béranger, et si ce n’était mêler enfin, pour le plaisir de faire une médiocre épigramme, la satire sociale à la critique littéraire. En réalité, ce n’est pas pour les lecteurs de la troisième république, ni ce n’était pour ceux du second empire, c’est pour l’esprit français lui-même que la poésie de Lamartine a quelque chose de trop noble et de trop élevé. Lamartine, au surplus, ne l’a-t-il pas comme déclaré lui-même jusque dans ses antipathies? Il y a deux écrivains, deux très grands écrivains qu’il n’a jamais aimés, qu’il n’a jamais pu supporter, auxquels même il n’a pu seulement rendre justice, et ces deux écrivains, si ce ne sont pas les deux plus populaires, il ne s’en faut de guère, puisque ce sont La Fontaine et Rabelais. On a reproché plus d’une fois à l’auteur des Méditations, des Harmonies et de Jocelyn d’avoir si mal parlé de l’auteur des Fables ou des Contes, et de celui de Pantagruel, et on a eu raison ; on s’est moins souvent demandé s’il n’y avait pas autre chose là qu’une erreur de goût, et vraiment une antipathie, une opposition, une contradiction de nature? Il y a dans l’esprit français un fonds naturel, je ne veux pas dire de grossièreté, — je le pourrais, je ne le dis pas, — mais au moins de vulgarité, de médiocrité, comme on disait jadis, et dont n’a jamais pu complètement triompher un Voltaire même ou un Molière. Nous n’aimons pas quitter terre, nous n’aimons pas étendre nos regards au-delà d’un certain horizon, et beaucoup de questions que d’autres races aiment à agiter d’une façon tragique, nous n’aimons pas à les aborder, ni même qu’on les traité pour nous. « Être ou ne pas être, » c’est assurément le moindre souci du peuple de Rabelais, de La Fontaine et de Béranger; nous sommes comme nous sommes, et nous nous trouvons bien ; nous avons jadis défrayé l’Europe de fabliaux, nous défrayons aujourd’hui le monde de vaudevilles, d’opérettes et de chansons de cafés-concerts. Et lorsque par hasard nous nous haussons jusqu’à l’idéal, ce n’est guère qu’à l’idéal héroïque sans doute et chevaleresque, mais souvent aussi emphatique et déclamatoire, l’idéal du