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fais-nous rire, » lui disait-il, à la grande joie de ses convives, excepté le seul Boileau, dont l’honnêteté grondeuse n’était pas désarmée par ces grimaces. Il ne s’en tint pas à ces bons rapports de société; il obligea sérieusement le musicien, qui s’était endetté en se faisant construire une très belle maison, rue des Petits-Champs, et le 14 décembre 1670, il lui prêtait 11,000 livres.

L’entente dura au moins un an encore après ce service rendu, car, en décembre 1671, nous voyons Molière et Lulli travailler ensemble au Ballet des ballets; mais elle était certainement rompue en 1672, car, à cette date, Molière, reprenant le Mariage forcé, renonçait à la partition composée jadis par Lulli et en commandait une nouvelle à un autre musicien. Charpentier. C’est que, dans l’intervalle, Lulli s’était attaqué à Molière, après tant d’autres, et lui avait joué plusieurs tours de sa façon. Depuis 1669, l’abbé Perrin était en possession d’un privilège de douze ans pour établir des académies de musique à Paris et dans plusieurs autres villes du royaume; Lulli convoitait ce privilège et, malgré les droits de Perrin et une possession de trois ans, au mois de mars 1672, il en arrachait au roi la révocation à son profit. Ce n’avait pas été sans peine; ni Louis XIV ni Colbert ne pouvaient se résoudre à cette criante injustice, mais Perrault nous apprend que, Lulli menaçant de tout quitter, « le roi dit à Colbert qu’il ne pouvoit pas se passer de cet homme dans ses divertissemens et qu’il falloit lui accorder ce qu’il demandoit. » Aux termes du nouveau privilège, il était défendu à toutes personnes « de faire chanter aucune pièce entière en France, soit en vers français ou autres langues, sans la permission par écrit du sieur Lulli. » Ce n’était pas encore assez pour le Florentin; quelques jours après, le 14 avril, il obtenait une ordonnance défendant à tous comédiens « de se servir dans leurs représentations de musiciens au-delà du nombre de six et de violens ou joueurs d’instrumens au-delà du nombre le douze, et recevoir dans ce nombre aucun des musiciens et violens qui auront été arrêtés par ledit Lulli. » Ceci atteignait directement Molière dans ses intérêts, car, même à la ville, les pièces mêlées de chant et de danse étaient une partie considérable de son répertoire. C’est alors que, ne voulant plus avoir rien à démêler avec Lulli, il fit pour le Mariage forcé ce qu’il aurait fait sans doute pour toutes ses comédies-ballets, s’il en avait eu le temps : il fit composer une autre partition. Aux habitudes égoïstes et jalouses de Lulli, on devine l’irritation qu’il dut en éprouver, d’autant plus que Charpentier était pour lui un ennemi personnel. Une première fois, il avait réussi à s’en débarrasser : Charpentier étant maître de chapelle de Monseigneur, Lulli avait obtenu la réunion en une seule des trois chapelles du dauphin, de la reine et du