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rappeler. Tout le monde connaît le passage où Columelle, contemporain de l’empereur Claude, parle de « ces grands propriétaires qui possèdent le territoire de tout un peuple et qui ne pourraient pas faire en un jour, même à cheval, le tour de leurs domaines. » Tout le monde cite aussi le mot de Pline sur les latifundia « qui ont ruiné l’Italie. » Le même écrivain ajoute que « la moitié de l’Afrique appartenait à six propriétaires. » Il y a encore dans Tacite un mot sur « les villœ qui s’étendent sans limites, » et Sénèque affecte de plaindre ces hommes opulens qui ont « des propriétés aussi vastes que des provinces, des palais aussi grands que des villes, des troupes d’esclaves aussi nombreuses que le seraient des peuples. »

Nous avouerons franchement que ces phrases font peu d’impression sur notre esprit. Celle de Columelle, pour être comprise avec exactitude, doit être replacée au milieu de son contexte. L’écrivain ne dit pas que les latifundia soient nombreux et il ne pense pas à faire une satire contre les grands propriétaires. Il songe seulement à donner à ses lecteurs un conseil pratique, qui est de n’avoir pas de domaines trop étendus ; et la raison de cela est qu’il y faut trop de bras et qu’on risque de s’y ruiner. C’est alors qu’il dit : « N’imitez pas ceux qui ont des domaines si vastes qu’ils ne peuvent pas en faire le tour à cheval ; ils sont réduits à en laisser une moitié absolument inculte, et encore ne peuvent-ils mettre sur l’autre moitié qu’un mauvais personnel. » On se méprend tout à fait sur la pensée de l’auteur quand on se sert de sa phrase pour prétendre que la grande propriété régnait en Italie de son temps. Les faits auxquels il fait allusion ne sont visiblement que des exceptions, et il se borne à marquer, en sage agronome, les inconvéniens qu’il y aurait s’ils se multipliaient. Quant à Pline, il est bien vrai qu’il dit dans le passage qu’on cite, que les latifundia ont ruiné l’agriculture italienne ; mais ce qui diminue un peu la portée de cette affirmation, c’est qu’il dit ailleurs que cette agriculture italienne est très florissante ; il assure même que l’Italie tient le premier rang dans le monde par ses céréales comme par ses vignobles. S’il a rappelé que six propriétaires seulement se partageaient la moitié de la province d’Afrique, c’est pour dire que cela n’a été vrai qu’un moment et ne l’est plus au temps où il écrit. À peine est-il besoin de dire que les déclamations platoniques de Sénèque ne doivent pas plus être prises à la lettre que les plaisanteries de Suétone sur les domaines de Trimalcion. Au passage de Tacite nous opposerons un autre passage de Tacite lui-même, qui, deux chapitres plus loin, vante la diminution des grandes fortunes, « la sagesse de son temps, » le retour « à la frugalité et à la simplicité antiques. » Il est d’une mauvaise méthode en histoire de se décider sur quelques phrases isolées. Il