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Ce qui caractérise surtout ce mode de culture par des mains serviles et ce qui en fait le principal vice, c’est que le cultivateur ne tirait aucun profit personnel de son labeur. Jamais il ne travaillait pour soi. Il ne travaillait même pas isolément. Il faisait partie d’un groupe, d’une décurie ; il allait avec elle, chaque matin, sur telle partie du domaine que le chef lui indiquait ; avec elle, il allait le lendemain sur une autre partie. Il n’y avait dans son labeur ni intérêt ni personnalité. Nourri et vêtu, recevant chaque jour sa part réglementaire de farine et de vin, et son vêtement de chaque saison, il n’avait rien à gagner ni rien à perdre. Il ne connaissait même pas cette sorte d’attachement que notre paysan éprouve pour le morceau de terre qu’il cultive ; car il ne cultivait pas deux jours de suite le même morceau de terre. Son travail était sans récompense comme il était sans amour. Nous pouvons bien penser que ce travail forcé était lâche, mou, maladroit, souvent à refaire et stérile. L’esclave coûtait peu au maître, mais il lui rapportait peu. Cet esclave n’avait pas non plus sa demeure à lui, sa cabane. Il ne connaissait que la demeure commune. Sa nuit se passait, s’il était d’une nature indocile, dans l’ergastulum en sous-sol ; s’il était laborieux et soumis, dans quelque cellule étroite que son chef lui assignait. Ce n’était pas seulement la liberté qui lui manquait, c’était le chez-soi. Il ne connaissait rien qui lui fût personnel, si ce n’est le châtiment.


V. — LE FERMAGE LIBRE.

Le travail servile n’était pas le seul mode d’exploitation d’un domaine. Il y eut toujours dans la société romaine beaucoup d’hommes libres qui, ne possédant aucune part de sol, ne demandaient qu’à vivre en cultivant le sol d’autrui. Mais le travail libre fut de tout temps un des problèmes sociaux les plus difficiles à résoudre. L’idée qui nous paraît si simple aujourd’hui de louer la terre à un fermier qui en paie la rente, n’a pas été aisément conçue à certaines époques de l’histoire. Elle paraît être entrée assez tard dans l’esprit romain. Le louage de terre n’est pas mentionné par Caton dans son Traité d’agriculture, qui semble pourtant contenir tous les usages ruraux de son époque. il parle de toutes les pratiques qu’il connaît, et il ne parle pas de celle-là. D’où nous pouvons conjecturer que, si elle n’était pas tout à fait inconnue, elle était rarement employée.

Le vieux droit romain (du moins ce qui en est venu jusqu’à nous) ne porte aucun indice du louage de terre. Nous entrevoyons plutôt, dans la première partie de l’histoire romaine, une pratique toute