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paisible et souriante, si c’était bien le moyen d’honorer le digne centenaire que de le promener à travers des manifestations bruyantes qui pouvaient éprouver et peut-être même compromettre son grand âge. Le vrai cadre des honneurs dus à M. Chevreul était ce Muséum, où il a passé la plus belle partie de son utile et studieuse existence. On y a ajouté, comme pour un héros d’ovations publiques, les retraites aux flambeaux, les représentations de gala à l’Opéra, les banquets et les discours, surtout les discours. Tout le monde a parlé, même l’inévitable conseil municipal. M. Chevreul a tout supporté : cela prouve qu’il a encore autant de force que de courage ! C’est aussi la preuve que nous vivons dans un temps où tout devient occasion d’exhibition et de manifestation, où l’on ne peut plus rien faire avec simplicité, où l’on ne comprend pas que la meilleure manière de rendre hommage à un vieux savant, c’est de le respecter dans la paix sereine de son grand âge, de lui épargner surtout l’éternelle et banale épreuve des banquets, qui ne sont qu’un prétexte à discours retentissans.

Les fêtes passent, lesincidens futiles ou importuns sont vite oubliés. A travers tout revient sans cesse ce qu’on pourrait appeler le sentiment, invariable et invincible, du jour. Où va-t-on, où pense-t-on aller ? À quelle direction, à quels mobiles obéit-on dans cette marche incertaine, affairée, souvent contradictoire de toutes choses ? Il n’y a point à s’y méprendre, on vit un peu au hasard, au risque d’épuiser sans profit les forces de la vie. On prodigue une activité stérile ; on s’agite ou on se débat sans conviction et sans règle au milieu de phénomènes dont on ne se rend pas compte, et il est certain qu’il se forme par degrés un état politique et moral passablement anarchique. Ce n’est rien, dit-on, c’est le cours des choses humaines, tout change avec le temps ; la démocratie, qui est la loi du monde, a ses caractères nouveaux et ses mœurs nouvelles. Oui, sans doute, tout se renouvelle ; chaque époque a son originalité et sa manière d’être : il faut suivre son siècle ! Malheureusement, il y a un fait tout aussi évident, c’est que les révolutions ne sont pas toujours le progrès, et, à mesure que tout change ou se renouvelle, on sent de toutes parts une sorte de décroissance incessante des hommes et des choses. Le niveau de la vie publique s’abaisse par degrés. Les idées, les traditions, les mœurs, tout se déprime ei s’altère. Tout subit l’influence dissolvante de l’esprit de faction, qui reste seul victorieux avec son âpre désir de domination, avec ses violences ou ses calculs sans scrupule. C’est l’invasion de la médiocrité vulgaire et tyrannique dans la vie morale et politique. Sait-on à quoi on en vient avec le débordement désordonné de la médiocrité bruyante et envahissante ? On arrive à cet étrange état où le sentiment de l’ordre, des conditions d’une société régulière, des garanties les plus simples s’émousse, où règne sans partage, presque sans résis-