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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/54

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est trop faible pour se laisser parodier, une comédie pareille à celle de la fête des tolba pût se produire librement chaque année. Mais il paraît que l’origine de cette fête se confond avec celle de la dynastie actuelle, et qu’elle est réellement une sorte d’institution nationale. D’après la légende, qu’il ne faut pas confondre avec l’histoire, ce sont les tolba qui ont fondé cette dynastie, et si on leur permet tous les ans de créer un faux sultan, c’est en récompense du sultan vrai qu’ils ont créé autrefois. L’amour de la science n’est pour rien dans l’espèce de royauté accordée pour quelques jours au chef des étudians. Il n’y a point là, comme on pourrait le croire, un souvenir des jours glorieux où Fès exerçait une domination intellectuelle bienfaisante et incontestée dans le monde arabe. Un simple incident historique, ou plutôt romanesque, a donné lieu à la fête des tolba. On sait ou on ne sait pas qu’à la chute des sultans mérinides une anarchie épouvantable régna quelque temps au Maroc. Le gouvernement était passé aux mains de chérifs qui ne l’exerçaient que par le pillage, le meurtre et tous les crimes. Fès, en particulier, eut cruellement à souffrir de leur violence, ainsi qu’en témoigne encore le nom donné à certaines parties de la ville. On raconte, par exemple, qu’une jeune fille d’une grande beauté, sortant un jour du bain, un chérif édrinite la suivit et la saisit devant la boutique d’un cordonnier, Bou Afia, qui était juif; la femme n’eut que le temps de lui crier : « Sauve-moi ! » Le chérif l’enlevait et l’emportait malgré ses plaintes. Le cordonnier se rua sur le ravisseur et, dans son effort pour lui arracher sa victime, il le tua. Quel que fût son respect pour le sang de Mahomet, la population se souleva, massacra les chérifs, les précipita dans le ruisseau qu’on appelle depuis l’Oued-Cherfa[1]. Un autre jour, un chérif entrant dans la maison d’un voisin, trouve dans la cour une femme avec son enfant; la femme se sauve, ferme la porte de sa chambre sans parvenir à entraîner l’enfant avec elle; le chérif lui déclare que, si elle ne lui ouvre pas, il tuera l’enfant; comme elle résiste, il le tue en effet. Le père arrive, trouve son enfant mort et ne prononce pas une parole. Il place le cadavre dans un mekeb[2] et invite ses amis à déjeuner. Lorsqu’ils sont assis pour prendre part au repas, le père enlève le mekeb et leur montre l’enfant égorgé. Aussitôt tous prennent les armes et se ruent encore une fois sur les chérifs. Comme il était naturel, au milieu de cette sanglante anarchie provoquée par les musulmans, les juifs parvinrent à se faire une situation importante; l’un d’eux même devint le maître de Fès et de Taza, jusqu’au jour où le premier sultan de la dynastie actuelle, Moula-Rechid, lui arracha le pouvoir et rétablit l’empire. Mais ici je laisse parler la légende, que je me borne à traduire mot pour mot.

  1. Cherfa est le pluriel de chérif.
  2. Sorte de couvre-plat.