Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/557

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que Napoléon, avec la familiarité hautaine et la clairvoyance désabusée du génie, disait à M. de Ségur, le père du général, en l’interrogeant sur ce qu’il pensait qu’on dirait de lui, l’empereur, le jour où il disparaîtrait ? À cette interpellation inattendue, M. de Ségur se hâtait de répondre que les regrets seraient universels. « Point du tout, reprenait vivement l’empereur, on dira : Ouf ! » et il accompagnait le mot d’un geste expressif qui signifiait : « Enfin, nous allons donc respirer et nous reposer ! » C’est le sentiment qui régnait à Vienne, dans cette ville de vieille aristocratie, de mœurs douces et de plaisirs, devenue pour quelques mois la capitale de l’Europe. On commençait par s’amuser.

Autour de l’empereur François, qui exerçait une fastueuse et coûteuse hospitalité, se pressaient ces souverains de toute sorte accourus au rendez-vous : l’empereur Alexandre, qui avait fait le 25 septembre une entrée triomphale à Vienne, qui, sans oublier ses ambitions, déployait partout sa grâce banale ou équivoque, son goût de plaire et de dominer ; le roi Frédéric-Guillaume de Prusse, moins brillant, un peu gauche, ayant toujours l’air de disparaître dans l’ombre de son ami le tsar ; le gros roi de Wurtemberg, qui s’agitait beaucoup ; le roi de Bavière, qui, en soignant ses affaires, gardait des sympathies secrètes pour la France ; le jovial roi de Danemark, que le prince de Ligne appelait le « loustic de la brigade royale. » Le roi de Saxe, dont le sort n’était pas encore fixé, qui paraissait même fort menacé, n’avait pas été admis au congrès. De l’ancien monde napoléonien, le prince Eugène seul, en sa qualité de gendre du roi de Bavière, était à Vienne, modeste, réservé, défendu par la dignité simple de son attitude et par la protection attentive, presque affectée, de l’empereur Alexandre. A cet assemblage de souverains et de princes venait se joindre le cortège des ministres, des conseillers de toutes les cours, des généraux de toutes les armées, des personnages de tous les pays. Et comme les femmes ont toujours leur place dans les grands spectacles, Vienne avait ses salons, où brillaient des Polonaises comme la princesse Sapieha, des Russes comme la princesse Bagration, des Autrichiennes comme les princesses Lichtensteni, Esterhazy, ou la comtesse Thérèse Apponyi, des Françaises comme la comtesse Edmond de Périgord, la future duchesse de Dino. Les fêtes se succédaient à la cour d’Autriche comme dans ces salons improvisés où l’on jouait la comédie de société, des charades en action qui pouvaient rappeler à M. de Metternich ses succès mondains à la cour de France en 1807 et 1808. « Le congrès danse, il ne marche pas, » disait le prince de Ligne, qui en était à ses derniers bons mots. Le congrès cependant n’était pas tout entier dans les bals ; à travers les plaisirs d’une société qui s’efforçait de revivre en s’amusant, entre les somptueuses « redoutes » et les