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toute une situation par son esprit, par sa sagacité, par son aisance supérieure qui s’imposait[1].

Placé au centre de ce mouvement et de ces influences, appelé par sa position à être, pour ainsi dire, le ministre de l’hospitalité autrichienne, une sorte de médiateur entre des rivaux qu’il voulait ménager, M. de Metternich ne laissait pas d’être embarrassé ; il ne se hâtait pas. Maintenant qu’il était sorti des périlleuses aventures de la guerre et qu’il avait réussi à conduire toutes les puissances à Vienne, comme pour mieux marquer le grand rôle et l’ascendant moral de l’Autriche, il se complaisait dans ses succès, dans le sentiment un peu vain de son importance personnelle. Il gagnait du temps. C’était sa tactique : avec le temps, il se flattait d’adoucir les antagonismes, d’avoir raison des ambitions rivales, d’écarter ou de dénouer toutes les difficultés, et, en attendant, il mêlait les plaisirs aux affaires. Il préparait et il conduisait ce congrès en homme fort occupé des galas de cour, des fêtes qu’il donnait lui-même et dont il traçait minutieusement le programme, des conversations de salons, où il était toujours recherché, entouré et flatté comme un des héros du moment. Il se partageait entre les bals, les représentations de quelque comédie de société et les liaisons mondaines qui étaient pour sa vanité un attrait et quelquefois un piège. C’est son confident, son historiographe, Frédéric de Gentz, qui, à tout instant, a dans son Journal de ces mots indiscrets : « Affaire de la duchesse de Sagan. Conversation avec Metternich sur ses relations avec elle. — Chez la duchesse à onze heures pour une des négociations les plus remarquables… — Metternich me fait part de sa rupture définitive avec la duchesse, ce qui est aujourd’hui un événement de premier ordre… — Grande conversation avec Metternich, toujours plus sur la maudite femme que sur les affaires… » Il avait du temps pour tout, même pour d’autres passions, et, au besoin, pour les répétitions du Bacha de Suresne[2]. M. de Talleyrand, qui avait bien, lui aussi, sa

  1. Voir la Correspondance inédite du prince de Talleyrand avec le roi Louis XVIII pendant le congrès de Vienne, publiée par M. Pallain. Sans être tout à fait inconnue, cette Correspondance, recueillie pour la première fois il y a quelques années, mise au jour dans sa suite et dans son ensemble, est certainement une des révélations les plus intéressantes, un des documens les plus curieux de l’histoire diplomatique du temps. Elle place M. de Talleyrand très haut parmi les personnages qui ont eu à diriger les affaires de la France dans des momens critiques, et on peut dire qu’ici l’homme est tout. Il faut ajouter aussi que le souverain, le roi Louis XVIII, n’est pas au-dessous des circonstances et de celui qui le représente.
  2. A la même époque, Gentz écrivait, en observateur un peu libre de son chef : «… La manière de travailler de M. de Metternich est telle qu’il y a une difficulté extrême à mettre une certaine suite dans une affaire quelconque qu’on traite avec lui. Il est vrai qu’il est surchargé de travail ; mais le mal tient plus encore à toute sa manière d’être, à la mauvaise distribution de son temps, à un certain décousu dans ses arrangemens, a ses goûts, à ses rapports avec le monde, à sa trop grande facilité et amabilité, enfin, à une quantité de détails qu’il me serait impossible d’expliquer… » (Dépêches inédites du chevalier de Gentz, t. Ier.)