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volonté du peuple, puisque celui-ci ne saura pas sur qui faire retomber la peine de son mécontentement. On voit ainsi cette chose étrange : une république toute démocratique où la démocratie n’a presque aucune part dans la confection des lois et dans la direction des affaires.

Dans un livre publié récemment, American Diplomacy, un ancien ministre américain, M. Eugène Schuyler, définit de la façon suivante le gouvernement de son pays : un despotisme absolu et irresponsable, exercé à l’abri des formes constitutionnelles, par six personnes : le président de la république, le secrétaire d’état et le secrétaire du trésor, le président de la chambre, et, en sous-ordre, les présidens des deux comités des appropriations et des voies et moyens, qu’il nomme à sa guise.

On peut soutenir que ce n’est pas à regretter. Mais ce qui est sans contredit une imperfection grave du mécanisme gouvernemental des États-Unis, c’est qu’il ne remplit en aucune façon l’une des fonctions les plus essentielles du régime parlementaire, la fonction « éducative. » Les parlemens, où de grands orateurs prennent tour à tour la parole, sont pour le pays un moyen d’éducation politique incomparable. Les problèmes qui intéressent la nation et même souvent l’humanité sont exposés en termes à la fois élevés, simples et intelligibles pour tous ; car, d’une part, ce sont des hommes supérieurs qui les traitent, et, d’autre part, ils savent qu’ils doivent se faire comprendre non-seulement par la chambre, mais par le peuple tout entier. La situation financière, les intérêts économiques, les affaires étrangères, les réformes de la législation, tout ce qui doit occuper l’esprit public est examiné, discuté devant la nation, qui écoute.

La plupart des gens ne lisent ni de gros livres ni de longs rapports, ni même les innombrables pages du Journal officiel ; mais, chaque matin, le journal apporte à tous un résumé des débats et le texte complet des discours importans[1]. Quel loyer de lumière, non-seulement pour la France, mais pour l’Europe, que la tribune française quand elle était occupée par les Royer-Collard, les Guizot, les Thiers, les Berryer, les Garnier-Pagès, les Tocqueville, les Rémusat et tant d’autres ! Les idées émises par de semblables orateurs ont un retentissement, une autorité, une diffusion que rien ne remplace. Par les questions qu’il adresse au gouvernement, le parlement éclaire le pays sur ce qui l’intéresse. En discutant ses griefs,

  1. En Belgique, chose excellente, il paraît sous le titre de Annales parlementaires, un compte-rendu complet des discussions dans les deux chambres, au prix de 3 francs par an. Chacun peut ainsi obtenir la physionomie exacte des débats, au lieu d’un résumé écourté et trop souvent défiguré par les prédilections de parti du journal qui le publie.