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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/698

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voir. Le chancelier russe avait laissé au chancelier allemand le temps de causer à Gastein avec l’Autriche, de la décider à sacrifier le prince de Bulgarie en le livrant au hasard des événemens et aux implacables rancunes de son grand ennemi. C’était à lui de se maintenir sur son trône, personne ne se chargeait de l’y remettre. Autres temps, autres pratiques : en 1879, M. de Bismarck blâmait sévèrement l’excessive condescendance qu’avait montrée son auguste maître en allant à Alexandrowo ; en 1886, il est allé lui-même à Franzensbad pour y trouver la Russie et lui donner carte blanche. Sans doute il a dit à M. de Giers, comme Pilate : « Je ne trouve en cet homme point de faute, et je suis innocent du sort de ce juste ; cela vous regarde. » Durant quarante-huit heures, les Autrichiens et les Hongrois avaient craint que ce juste, victime d’une conspiration nocturne, ne fût en route pour la Sibérie. À quoi bon ? On savait, à Saint-Pétersbourg, que, s’il rentrait en Bulgarie, il n’y pourrait rester, et quelle meilleure vengeance pouvait-on tirer de lui que de lui montrer à quel point l’Europe l’avait abandonné et de lui faire savourer toute l’amertume de son délaissement ?

Cette catastrophe produisit en Allemagne une vive et douloureuse sensation. Les Allemands considéraient le prince Alexandre comme un des leurs ; ils ne pouvaient oublier sa naissance et qu’il avait appris à Potsdam le métier de soldat, qu’il était général-major prussien à la suite du régiment des gardes du corps. Il leur paraissait aussi que ce jeune prince, dont ils avaient admiré la bravoure, méritait une meilleure fortune, qu’il n’avait rien fait pour s’aliéner les bonnes grâces de M. de Bismarck, et ils s’étonnaient que ce grand politique abandonnât ainsi ses protégés aux rancunes moscovites. Alors la presse officieuse, la Gazette de l’Allemagne du Nord, la Gazette de Cologne, le prirent de très haut avec la nation et lui expliquèrent qu’elle manquait de sens et de jugement, que la politique de sentiment est une niaiserie, qu’un peuple qui connaît ses devoirs ne s’échauffe et ne s’indigne jamais sans en avoir demandé la permission à ses maîtres, qu’il y a à Berlin un bureau d’enthousiasme et d’indignation où l’on peut se procurer à peu de frais tous les renseignemens désirables. On ajoutait que l’abdication du prince Alexandre était le meilleur moyen de conjurer le danger d’une alliance franco-russe, que tout véritable patriote allemand qui n’était pas un progressiste ou un ultramontain devait se réjouir de cet événement heureux et profiter de cette occasion pour admirer une fois de plus la sagesse du chancelier et de ses combinaisons : Noli turbare circulos meos.

M. de Bismarck, qui de la caresse à l’ironie et de l’ironie au défi superbe, possède à un si haut degré toutes les nuances de la parole humaine, n’a pas réussi à faire école, et ses journalistes le servent mal.