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bien se la rendre lui-même. Déjà M. Ribot, dans sa Philosophie de Schopenhauer, avait donné de ces quelques pages une excellente analyse ; et M. J. Bourdeau, depuis lors, dans ses Opuscules, Fragmens et Pensées de Schopenhauer, les avait entièrement et élégamment traduites. Cependant, il me semble pas qu’on les ait appréciées en France à leur juste prix ; je veux dire, et je dis bien : comme la première et la seule théorie qu’il y ait, complète, cohérente, et ainsi vraiment philosophique des passions de l’amour.

Considérons, en effet, les autres passions, l’avarice ou l’ambition, par exemple ; elles s’expliquent, non pas entièrement, mais dans quelque mesure, par l’empire des motifs intellectuels sur la volonté ; comme le choix et le calcul s’y mêlent, nous pouvons entrer dans le secret de leurs résolutions ; elles sont intelligibles. En outre, leurs objets sont toujours identiques, et comme tels, susceptibles de connaissance abstraite ; on n’est avare que d’or, on n’est ambitieux que d’honneurs, de pouvoir ou de gloire. Mais les passions de l’amour sont un mystère pour l’intelligence. Mystère, — l’attrait subit et indélibéré qui pousse les amans l’un vers l’autre, sans calcul et sans choix, Roméo vers Juliette ou des Grieux vers Manon Lescaut. Mystère, — cette consécration ou cette immolation de soi-même à un « unique objet, » une seule Rachel, un seul Titus, une seule Charlotte, que l’on attend sept ans, ou toute la vie, ou que l’on meurt plutôt que d’en aimer un autre. Mystère, — ces amours disparates, « lui, vigoureux, ignorant et borné, elle, délicate, spirituelle et charmante » ou, inversement, Molière et sa Béjart, Jean-Jacques et sa Thérèse, Goethe et sa Christiane. Mystère, — cette importance tragique donnée, selon le mot célèbre, à « l’échange de deux fantaisies et au contact de deux épidermes, » tant d’indignités pour si peu de chose, tant de crimes, tant de suicides. Et mystère encore, — mais non pas enfin, — l’impossibilité aux plus grands, aux meilleurs, à l’amour même d’éveiller l’amour dans le cœur d’une Agnès qui résiste, ou à la passion de ressusciter la passion de ses cendres. Tout est mystère dans les passions de l’amour, tout est brouillé pour l’intelligence, tout est confus pour la raison. Mais au contraire, du point de vue du vouloir-vivre et de la volonté, voyez comme tout s’éclaire, se démêle et s’ordonne ! Supposez un instant que l’amour soit en nous la manifestation du génie de l’espèce, le vouloir-vivre de la race future, l’aspiration de la volonté à la continuation d’elle-même. Et cette seule formule, en changeant l’état de la question, a dissipé toutes les obscurités et résolu l’inquiétante énigme. Ni la fortune, ni le mérite, ni l’intelligence, ni la beauté même, et encore bien moins la tendresse ou le dévoûment, ne touchent les Agnès qu’autant qu’elles y trouvent joint ce qui leur manque à elles-mêmes pour maintenir l’équilibre ou la moyenne de la race. Pour la même raison, en tombant dans les bras