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Mais laissant de côté le pessimiste, n’aurait-on pas pu lui savoir quelque gré d’avoir fortifié, si je puis ainsi dire, les positions de l’idéalisme en le distinguant à jamais du scepticisme de Hume et de Kant, du panthéisme de Schelling et Hegel, et du matérialisme ? Dans sa Critique de la philosophie de Kant, qui sert à la fois d’introduction et de supplément à son Monde comme volonté et comme représentation, il a rétabli contre Kant la possibilité de la métaphysique ; et quoique son système, au fond, soit peut-être une morale plutôt qu’une métaphysique, il a démontré cette possibilité de la meilleure manière, en faisant œuvre de métaphysique. Dans les quelques pages qui forment la conclusion de son grand ouvrage, et qu’il a intitulées Epiphilosophie, il a encore mieux établi la faiblesse de tout panthéisme, et surtout la profondeur de son immoralité. De toutes les formes de l’optimisme, celle-ci, comme l’on sait, est sans doute la plus dangereuse, parce qu’elle ne se contente pas d’applaudir au succès et de le justifier, mais elle fait du succès la mesure de la justice. Et enfin, quant au matérialisme, en réduisant la matière à n’être, comme il dit, qu’une manifestation de la volonté, si l’on a certainement quelque peine à le bien entendre, toutefois, en rétablissant le volontaire dans ses droits, il a fait plus, lui tout seul, qu’aucun démonstrateur de l’immortalité de l’âme ou de l’existence de Dieu. Car Dieu est bien loin ; l’immortalité de l’âme se sent ou ne se sent pas, mais ne se démontre point ; mais la volonté « est de toutes les choses que nous pouvons connaître la plus connue et la seule qui nous soit immédiatement connue. » Ne sont-ce pas là ce que l’on appelle de bons et loyaux services, et parce que Schopenhauer fut Allemand, refuserons-nous de les reconnaître ?

Et j’ajoute enfin que, son pessimisme ne concluant pas comme on l’a généralement prétendu, on pourrait l’avoir critiqué sur des opinions qui ne sont pas les siennes. Il s’était pourtant expliqué sur ce point. Il avait déjà dit, au quatrième livre du Monde comme volonté et comme représentation : « Je fais observer que la notion de Néant est toujours relative, qu’elle se rapporte toujours à un sujet déterminé qu’il s’agit de nier. » Et, précisant davantage encore dans son Epiphilosophie, il s’était exprimé de la manière suivante : « Le monde pour moi n’exclut pas la possibilité d’une autre existence ; il y reste encore beaucoup de marge pour ce que nous ne désignons que négativement par négation du vouloir vivre. » Qu’est-ce à dire, sinon qu’Anéantissement dans sa langue, et faute d’autre terme, est uniquement synonyme de Libération de l’existence actuelle, mais nullement de Non-être absolu ? C’est même pour cela qu’il condamne formellement le suicide, parce que, n’étant pas sûr, n’ayant même aucune raison de croire que tout finisse pour nous avec la vie de ce monde, et plutôt en ayant de contraires, si cette vie se prolonge ou se renouvelle ailleurs, le suicide n’est qu’un loin