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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/78

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fut vraiment ordonné. Molière le marque jusqu’à trois fois et en termes exprès : « Le moyen de m’en défendre, quand un roi l’a commandé ! » observe-t-il lui-même; et il fait dire par Madeleine Béjart : « On vous a commandé de travailler sur le sujet de la critique qu’on a faite contre vous ; » par La Thorillière : « Vous jouez une pièce nouvelle aujourd’hui ? — Oui, monsieur. — c’est le roi qui vous la fait faire ? — Oui, monsieur. ». Aussi s’en donne-t-il à cœur-joie, et chacun a son compte, précieuses, grands comédiens, beaux esprits, les marquis surtout : « Le marquis aujourd’hui est le plaisant de la comédie, et comme dans toutes les comédies anciennes on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie. » Les ennemis de Molière n’en reviennent pas d’étonnement, mais ils ne perdent pas courage. Les comédiens jouent l’Impromptu de l’hôtel de Condé; l’inévitable de Visé rentre en lice avec la Vengeance des marquis, et, ressassant son éternelle antienne, il dit aux gens de cour que leur tolérance pour Molière est une lâcheté ; les prenant par leur faible, il leur annonce que les femmes ne veulent déjà plus d’eux : « Une jeune fille disoit que l’on lui vouloit faire épouser un marquis, mais que, depuis qu’elle les avoit vu jouer, elle n’en vouloit point. » Dans une Lettre sur les affaires du théâtre, il ne craint pas d’intéresser le roi lui-même dans la querelle ; avec un mélange d’effronterie et de timidité, il donne à entendre que le prince est solidaire de ses courtisans, et que les attaquer, c’est l’attaquer lui-même : « Il ne suffit pas de garder le respect que nous devons au demi-dieu qui nous gouverne, il faut épargner ceux qui ont le glorieux avantage de l’approcher et ne pas jouer ceux qu’il honore d’une estime particulière. Je tremble pour cet auteur quand je lui entends dire en plein théâtre que ces illustres doivent à la comédie prendre la place des valets. Quoi ! traiter si mal l’appui et l’ornement de l’état ! avoir tant de mépris pour des personnes qui ont tant de fois, et si généreusement, exposé leur vie pour la gloire de leur prince ! j’ai peine à croire ce que mes yeux ont vu et mes oreilles ont ouï. »

La perfidie était adroite, mais elle resta sans effet. Il fallait chercher autre chose. Le grief si désiré, le crime capital, on crut le trouver dans la vie privée de Molière. Il s’était marié deux ans auparavant, et des bruits vagues couraient sur ce mariage. Sœur de Madeleine Béjart, qu’il aurait pu avoir comme maîtresse, sa jeune femme aurait pu, par son âge, être la fille de sa sœur et de son mari. La haine excelle à exploiter les situations de ce genre ; d’une possibilité à une supposition il n’y a qu’un pas, et si l’on pouvait présenter cette supposition comme une certitude ! Un comédien de