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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/795

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d’autorité dans le langage qui préludaient dignement au rôle qui lui était réservé et au poste qu’il devait bientôt occuper. L’assentiment fut universel. C’était un vrai succès, un succès de bon aloi ; mais ce fut un succès qui prépara et précipita notre chute, en rendant plus vive et plus difficile à ménager la rivalité entre M. Perier et M. Laffitte.

Cette rivalité datait de loin, elle remontait aux meilleurs jours de la restauration. Tous deux banquiers, tous deux riches et magnifiques, tous deux libéraux et populaires, ils avaient pris une part à peu près égale aux luttes des partis et une part à peu près égale à la révolution. La première réunion des députés s’était tenue chez M. Perier ; la plupart des réunions subséquentes chez M. Laffitte. M. Perier avait été le membre principal de la commission municipale, M. Laffitte le plus enclin à pousser la révolution jusqu’au bout. Quand la chambre des députés, réunie en nombre suffisant, en vint à se constituer, les suffrages pour la présidence s’étaient partagés entre l’un et l’autre ; M. Perier l’avait emporté de quelques voix ; plus tard, M. Perier pensant, avec raison, que la position de membre du cabinet n’était guère compatible avec celle de président de la chambre élective, et s’en étant démis, M. Laffitte avait trouvé bon, tout membre du cabinet qu’il était aussi, de le remplacer. Rien d’étonnant donc, lorsque le grand succès que M. Perier venait d’obtenir semblait le désigner dans tous les esprits pour devenir chef du cabinet et premier ministre, que la pensée de l’y devancer se soit présentée à M. Laffitte, et qu’il ait commencé à la mettre en avant par les amis dont il disposait et les brouillons, les braillards dont disposaient ses amis.

Dès que je vis percer ce dessein, je vis où il tendait et j’en appréciai les conséquences. Notre cabinet, je l’ai dit, était divisé : d’un côté, une majorité numérique modérée, sept contre quatre ; de l’autre, une minorité populaire et puisant sa force dans l’effervescence du moment. À ces conditions, la partie était à peu près égale, la résistance faisait équilibre au mouvement et, tout précaire qu’il fût, le statu quo pouvait durer encore quelque temps ; mais si la majorité numérique avait la faiblesse de se donner pour chef ostensible, et dès lors pour porte-drapeau, le personnage le plus en évidence de la minorité, par cela seule elle abdiquerait, et chacun des membres qui la composaient, perdant à peu près son caractère, perdait en même temps son autorité ; tout s’en irait à la dérive jusqu’au moment où tous seraient également entraînés par la marée montante d’une nouvelle révolution. Je résolus, à part moi, de ne m’y prêter à aucun prix, et de préférer, le cas échéant, de livrer le pouvoir au parti du mouvement, sauf à le combattre de front et à visage découvert. Mais nous n’en fûmes pas là tout de suite.