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une partie des rôles créés par Molière. Avec le portrait de Chantilly, nous ne sommes plus en présence du comédien, mais de l’homme privé, simplement vêtu d’un costume d’intérieur ; quant à la physionomie, elle est profondément triste ; l’œil languissant, le front ridé, les joues creuses, le pli des lèvres, dénotent la souffrance ; la tête semble plier sous le poids d’une irrémédiable fatigue. Cette toile ne peut avoir été peinte qu’entre 1668 et 1672, lorsque la maladie dont souffrait alors Molière et un labeur toujours plus écrasant avaient ruiné ses forces et altéré profondément ses traits.

Mais, quelle que soit l’exactitude de ces divers portraits, le buste de Houdon conservera toujours le privilège de laisser dans l’esprit des lecteurs de Molière et des spectateurs de ses pièces l’image qu’ils évoqueront le plus volontiers. Il est certain que Houdon, avec sa conscience habituelle, a eu devant les yeux deux au moins des portraits que je viens de signaler ou les gravures qui en avaient été faites ; mais il s’est servi avec une liberté créatrice des élémens qu’ils lui fournissaient. Il a allongé la figure, agrandi et rapproché les yeux, aminci le nez, allégé les lèvres, abaissé les épaules ; tout en conservant la force accentuée des traits, il les a poussés de parti-pris à la distinction et à la finesse. Cette transformation nous a valu un chef-d’œuvre, et il y reste assez du Molière authentique pour sauvegarder les droits de la vérité. Les images consacrées par l’art aux grands hommes n’ont qu’un but : compléter l’impression laissée par leurs œuvres ; le buste de la Comédie-Française l’atteint tout à fait ; il est, selon l’heureuse expression de M. Perrin, « le Molière de la postérité. »

À ces renseignemens fournis par l’art, la littérature en ajoute qui nous font connaître non plus seulement l’extérieur immobile de Molière, mais sa façon de vivre dans la société de son temps. De très bonne heure, ce qui frappait le plus en lui, c’était son attitude d’observateur. Une tradition bien connue rapporte qu’à Pézenas il s’en allait, les jours de marché, s’installer dans la boutique d’un barbier, et que, assis dans un grand fauteuil, il écoutait, il regardait, tandis que bourgeois et manans, gentilshommes campagnards et beaux de petite ville bavardaient autour de lui. À Paris, il conserve la même habitude ; on le rencontre souvent dans les boutiques où fréquentent les gens du bel air, et il ne les quitte pas de l’œil, tandis qu’ils font leurs emplettes. Donneau de Visé, dans sa comédie de Zélinde, fait ainsi parler un marchand de la rue Saint-Denis : « Élomire n’a pas dit une parole. Je l’ai trouvé appuyé