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nous laissent ; ils nous inspirent quelque chose de la pitié qu’ils ont ressentie. Je n’essaierai point de refaire l’admirable page de Port-Royal, où Sainte-Beuve a défini la tristesse de Molière ; il me suffira de dire qu’ayant commencé par la gaîté exubérante et sans arrière-pensée dans l’Étourdi et le Dépit amoureux, le poète s’achemine peu à peu vers la gaîté réfléchie et raisonneuse. La première inspire encore les Précieuses ridicules et Sganarelle, mais la seconde s’y montre déjà et elle devient prépondérante à partir de l’École des maris. A mesure, en effet, qu’il constate de plus près la vanité de toutes les passions, de toutes les institutions humaines, de l’amour et du mariage, de la littérature et de la science de l’autorité paternelle et de la religion, il creuse de plus en plus les dessous, comme nous dirions aujourd’hui, sur lesquels il construit son œuvre ; l’amertume croît dans son âme et finit par déborder.

Une dernière cause, toute physique, vint s’ajouter à ces causes morales : il était malade, d’une maladie particulièrement douloureuse, et qui le faisait souffrir à la fois dans son corps et dans son esprit. Les médecins disent volontiers de Don Quichotte que c’est de la monomanie des grandeurs une description exacte et complète à laquelle un aliéniste ne trouve rien à dire. Le Malade imaginaire est la description non moins exacte d’une forme de l’hypocondrie, et ils ne craignent pas de l’invoquer comme modèle d’observation. Ya-t-il, dans Argan, quelque chose de Molière lui-même ? Avant de répondre à cette question, essayons de suivre à travers son théâtre la gradation de ses sentimens sur le médecin et les médecins. Cinq de ses pièces, en effet, Don Juan, l’Amour médecin, le Médecin malgré lui, Monsieur de Pourceaugnac, le Malade imaginaire, donnent une place étonnante à la maladie et à son cortège. Dans la première, sans aucune nécessité d’intrigue ni d’action, le poète fait de Sganarelle un médecin pour rire, à seule fin, semble-t-il, de pouvoir placer sur les médecins et la médecine une opinion trop nette pour n’être pas sérieuse et raisonnée. « Ils ne font rien, dit-il des uns, que recevoir la gloire des heureux succès ; ils profitent du bonheur du malade et voient attribuer à leurs remèdes tout ce qui vient des faveurs du hasard et des forces de la nature. « Il dit de l’autre : « C’est une des grandes erreurs qui soient parmi les hommes. » Dans la seconde, il est plein d’une telle rancune contre la médecine que, pour la satisfaire, il sacrifie la vraisemblance. Après une peinture très vraie et toute en situation de l’indifférence et du charlatanisme des médecins d’alors, il met dans la bouche de l’un d’eux, M. Filerin, une définition vraiment cynique. Filerin blâme ses jeunes confrères, Tomès et Desfonandrès, de s’être injuriés, c’est-à-dire mutuellement discrédités devant un client : « N’est-ce pas assez que les savans voient les contrariétés et les dissensions qui sont entre