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Montfleury le montre reçu chez les grands « au bout des tables » et payant son écot par ses imitations de comédiens ; de Visé raconte qu’il n’ouvrit son théâtre « qu’après avoir brigué quantité d’approbateurs. » Ce dernier accorde du moins que, ce faisant, « il avoit de l’esprit et savoit ce qu’il falloit faire pour réussir. » En effet, il atteignit de la sorte le but auquel doit viser tout directeur : faire de son théâtre un endroit à la mode, où il est nécessaire d’aller si l’on est du bel air. C’est encore de Visé qui nous renseigne sur ce point, et de façon très complète : « Après le succès de l’Étourdi et du Dépit amoureux, son théâtre commença à se trouver continuellement rempli de gens de qualité ; non pas tant pour le divertissement qu’ils y prenoient (car l’on n’y jouoit que de vieilles pièces) que parce que, le monde ayant pris l’habitude d’y aller, ceux qui aimoient à se faire voir y trouvoient amplement de quoi se contenter ; ainsi l’on y venoit par coutume, sans dessein d’écouter la comédie et sans savoir ce que l’on y jouoit. « Il n’y a rien de tout à fait nouveau en matière de théâtre ; l’un des plus habiles directeurs qu’ait eus la Comédie-Française ne s’y prit pas autrement pour raffermir la fortune chancelante de la maison ; doucement attirée, la société élégante y vint par mode, et le grand public, suivant l’exemple, y vint par imitation et y resta par goût.

Chaque profession, la plus humble comme la plus noble, la moins classée comme la plus régulière, a son genre de point d’honneur. Pour un comédien, pour un directeur de théâtre, il consiste non-seulement à remplir toutes les obligations de son métier, mais encore à l’aimer par-dessus tout, à s’y sacrifier au besoin. Molière, lui, mourut en fonctions et à la peine. Il aurait pu, cependant, quitter la scène, se borner à écrire et prendre ainsi sa place parmi les plus honorés de ses contemporains. Louis Racine prétend que les amis du poète lui conseillaient avec instances de prendre ce parti, que même l’Académie française lui faisait offrir une place, à la condition de renoncer au théâtre. Molière refusa en objectant le point d’honneur ; et Boileau, qui ne comprenait pas, de se récrier. Molière avait raison : le point d’honneur consistait pour lui, non pas, comme disait Boileau, « à se barbouiller le visage d’une moustache de Sganarelle et à recevoir des coups de bâton, » mais à ne pas abandonner la troupe dont il était l’âme, à ne pas lui enlever, en se retirant d’elle, son principal élément de succès. Le jour même de sa mort, à bout de forces, ce sentiment le décidait encore à monter sur le théâtre : « Comment voulez-vous que je fasse ? disait-il à sa femme et à Baron ; il y a cinquante pauvres ouvriers qui n’ont que leur journée pour vivre. Je me reprocherois d’avoir négligé de leur donner du pain un seul jour, le pouvant faire absolument. » Sa dernière heure d’activité fut pour son art. Noble fin,