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que ces hommes ne furent plus regardés comme les esclaves du maître, mais comme les serfs de la terre.

Ce fut une immense amélioration. Je ne sais pas si l’existence matérielle de l’esclave en devint beaucoup plus douce. J’incline à croire, au contraire, qu’il dut travailler beaucoup plus que par le passé. On peut penser que sa redevance fut, le plus souvent, assez lourde. En cas de mauvaise récolte, sa nourriture même ne lui était pas assurée. Peut-être lui arriva-t-il souvent d’envier le sort de ceux qui restaient dans l’ancien esclavage, et qui, avec moins de labeur, étaient sûrs au moins d’avoir leurs besoins satisfaits. Ce qui s’améliora, ce fut sa condition morale. Il obéit encore, mais il n’eut plus à obéir en toutes choses, à tous les ordres, à toute heure du jour. Cet homme commença aussi à avoir la dignité que donne le travail lorsqu’il est librement conçu et volontairement exécuté. Il connut le profit et la perte ; il eut les soucis, les calculs, les douleurs, les joies ; il fut homme. C’est par les côtés individuels de l’être que l’homme grandit. Son âme commença à former des volontés et à se sentir responsable. Il eut une terre qui fut comme à lui, et il vit croître les arbres qu’il avait plantés. Il eut sa cabane à lui, et il y fut le maître. Il eut sa femme toujours à ses côtés, associée à son travail et à sa destinée. Il eut ses enfans, pour qui il put travailler. Il fut chef de famille, sinon au sens ancien et juridique du mot, du moins au sens de la pratique. Sur son existence légale l’esclavage pesait encore de tout son poids ; mais, dans la réalité de chaque jour, dans son travail et dans ses jouissances, dans ses sentimens, dans sa conscience, il était presque homme libre et pouvait croire qu’il l’était. Ce fut un grand progrès pour l’humanité, puisque la part d’obéissance diminua dans des millions d’existences humaines. Et comme ce progrès s’opéra insensiblement, sans aucune lutte, par le simple accord des parties intéressées, il ne laissa pas après lui dans les âmes ces sentimens mauvais qui balancent quelquefois les bienfaits des plus heureuses révolutions.

N’oublions pas, d’ailleurs, que cette transformation d’une classe d’hommes s’accomplit sans que le nom de cette classe ait changé. Le mot serf est le nom de l’ancien esclave romain ; c’est notre mot esclave qui est relativement moderne, bien que nous l’appliquions à l’antiquité. Les serfs sont, en effet, les anciens servi, dont l’existence a été changée par ce seul fait que chacun d’eux a cultivé son lot de terre et y a été attaché. Il faut aussi faire attention à un autre point ; ce ne fut pas toute la classe servile qui passa d’un coup dans cette nouvelle condition. A côté des serfs à tenure que le code théodosien appelle « serfs casés, » ou serfs ayant un domicile individuel, il y eut toujours les esclaves qui continuaient à travailler par groupes sur l’ensemble du domaine et à habiter en commun dans la maison d’un