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durât, et il pouvait à tout moment la reprendre. C’était une liberté précaire, et le maître y mettait toutes les conditions qu’il voulait. Il semblait avoir fait un homme libre, et cependant il continuait à jouir des services de cet homme, des fruits de son travail. Il disposait même, s’il voulait, de son pécule ; aucune loi du moins ne l’empêchait de s’en emparer. Cette situation singulière parait avoir été très fréquente aux temps de la république, et ce faux affranchissement fut sans doute un des procédés les plus usuels de l’aristocratie romaine. Elle fut modifiée dans les premiers temps de l’empire par la loi Junia Norbana. Cette loi eut pour effet de donner une sanction à ce qui n’avait été jusque-là qu’un semblant d’affranchissement. Elle en fit un affranchissement réel et régulier, mais incomplet. Ce fut un demi-affranchissement légal. L’ancien esclave ne devint pas un citoyen romain ; il fut seulement « un Latin ; » dénomination fictive et convenue, comme il y en a tant dans la langue du droit public romain. Dire de cet homme qu’il était un Latin, c’était une manière convenue d’exprimer qu’il n’était pas un citoyen romain. Ce qui caractérisait la condition sociale de ce « Latin, » c’est qu’il vivait comme libre, et qu’au moment de sa mort il redevenait esclave. De son vivant, il pouvait acquérir des biens pour lui-même, ce qui n’était jamais accordé à l’esclave ; il pouvait devenir propriétaire même d’immeubles. Mais dès qu’il mourait, toutes les règles qui s’appliquaient à l’esclave mourant s’appliquaient aussi à lui : il ne pouvait pas tester, il n’avait pas d’héritiers, il ne transmettait même pas ses biens à ses enfans. Tout ce qu’il laissait appartenait de plein droit au maître qui l’avait affranchi, ou aux héritiers de ce maître. Ses biens, qui de son vivant étaient une propriété, devenaient à sa mort un pécule ; et, comme le pécule d’esclave, ils rentraient de plein droit dans la main du maître. On peut dire que ce « Latin » n’avait qu’un affranchissement viager. Il vivait affranchi, il mourait esclave. On comprend quels motifs et quels calculs avaient fait imaginer une situation tellement bizarre que notre esprit moderne a quelque peine à la comprendre. Le maître, que rien n’obligeait à affranchir son esclave, avait bien voulu l’affranchir, mais sans renoncer aux profits qu’il tirait de lui. Il ne s’était donc privé de lui que temporairement. Il lui avait permis de vivre libre, de travailler pour soi, d’acquérir, mais c’était pour reprendre un jour tout ce qu’il aurait acquis. Cela valait mieux pour l’esclave que de rester esclave. Quant au maître, il y perdait peu ; car il ne renonçait aux revenus quotidiens de l’esclave que pour retrouver un jour ces revenus capitalisés. La condition d’affranchi latin dura pendant les cinq siècles de l’empire. On a une loi de Constantin qui s’y rapporte : « Les biens du Latin, dit-il, ne sont que pécule, et ils reviennent au patron on aux héritiers du patron sans