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l’aliéné criminel, le condamné devenu aliéné, lui permet de les placer à Broadmoor[1], de les en retirer, de les transférer dans d’autres établissemens, s’il le juge à propos, d’accorder des congés temporaires et des sorties provisoires. On met une sage mesure dans ces libérations : devant la commission d’enquête de 1881, le docteur Orange rapportait l’exemple d’un sergent qui a tué sa femme, ses six enfans, et qu’on garde à Broadmoor depuis la fondation : « Nous conservons ces gens-là, qu’ils aient l’air guéris ou non. Il est bien différent de rendre la liberté à un homme qui, huit jours auparavant, a commis un meurtre, ou à un homme qui n’a commis que quelque délit insignifiant, » Quant aux convicts coupables avant leur folie de grands crimes, le ministère de l’intérieur a fait approprier pour leur traitement une aile spéciale de la prison de Woking, qui est exactement le pendant du quartier spécial de Gaillon en France. Broadmoor contient quatre cent cinquante aliénés environ ; il frappe le visiteur étranger par une discipline parfaite, la splendeur de l’installation, le soin exceptionnel du régime alimentaire, le nombre des gardiens (un pour cinq malades), leur tenue excellente. Ces qualités mêmes ont soulevé des objections assez graves en Angleterre : que la surveillance exige plus de précautions, plus de dépenses, on l’admet sans trop de peine, mais il semble étrange qu’on soigne, qu’on nourrisse mieux les aliénés criminels que les innocens, et depuis quelques années, on a, sous ce rapport, réalisé d’assez fortes économies. D’autre part, les paroisses, les comtés se plaignent amèrement qu’on mette à leur charge une partie des frais qui doivent retomber entièrement sur l’état, et l’opinion publique se fait l’écho de ces justes griefs.

Très complète, progressive et infiniment prévoyante pour la personne de l’aliéné, la législation anglaise demeure à peu près muette, inerte et comme frappée de paralysie dès qu’il s’agit de sa fortune. En dehors des lunatics du lord chancelier, on dirait qu’elle voit dans tous les autres des indigens qui n’ont aucun intérêt en jeu : on conçoit que cette banqueroute de la loi facilite les abus de confiance et que, même avec les meilleures intentions, les familles en soient réduites à des expédiens irréguliers pour administrer les biens de leurs aliénés. Les commissioners ont tenté de suppléer à ce silence en recommandant aux directeurs d’asiles de ne fournir à leurs pensionnaires ni l’autorisation, ni la possibilité matérielle « de signer des actes, documens, chèques ou autres papiers, disposant de leur avoir ou intéressant leurs revenus, » Cette fois encore on ne respectait pas la loi, mais on la tournait pour le bon motif. Dans l’enquête

  1. Broadmoor, Criminal Lunatic Asylum. Étude du docteur Motet (Annales médico-psychologiques, 1881).