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Devant Horatio et Marcellus, Hamlet, en un pareil moment, veut-il plaisanter par forfanterie et montrer qu’il n’a pas peur ? Veut-il se rassurer lui-même ? Ou bien la secousse éprouvée devant l’apparition et renouvelée par cet appel mystérieux l’a-t-elle jeté dans un demi-délire, et ne gouverne-t-il plus sa langue ? Ou plutôt, comme l’angoisse quelquefois se résout par un éclat de rire, n’est-ce pas son émotion, contenue et intense, qui se crée à l’improviste cette expression bizarre ? Nous pouvons, sur ce mot, rêver pendant des heures ; et ce n’est qu’un mot : que dire de telle scène tout entière, dont le sens importe à notre jugement sur le caractère, sur les passions, sur la conduite d’Hamlet ? De celle-ci, par exemple, de cette fameuse scène rythmée par ce refrain d’abord grave, puis violent, puis frénétique : « Au couvent ! au couvent ! »

Elle résonne dans notre esprit en échos infinis, cette tragique algarade, et chacun de ces échos nous est une note nouvelle, et tous, se prolongeant et s’accordant, forment à la fin une symphonie pour notre intelligence. Hamlet, pour Ophélie comme pour Polonius, contrefait le fou, oui, sans doute ; et il interroge l’une : « Ah ! ah ! êtes-vous honnête ? » comme il a répondu à l’autre : « Vous êtes un marchand de poisson. » Il a pris ce masque à la Brutus et le garde même devant sa maîtresse pour mieux tromper indifférens et ennemis : voilà qui va bien. Mais, ayant décidé d’arracher de son cœur tout ce qui ne sert pas à la vengeance de son père, et d’abord son amour, ne veut-il pas éloigner Ophélie ? Ne veut-il pas, par délicate pitié, l’aider à se détacher de lui, et, par prudent égoïsme, s’aider lui-même à se détacher d’elle ? Mais ne ressent-il pas tout de bon quelque aversion pour elle, qui est femme, créature faillible et sans doute pernicieuse, comme il sait à présent qu’est sa mère ? Mais encore ne conserve-t-il pas une arrière-tendresse, une jalousie du moins, qui serait contente qu’Ophélie, ne devant plus appartenir à Hamlet, n’appartînt à personne ? Mais, enfin, cette fureur, n’est-ce pas l’explosion d’un homme gêné par un secret, et qui ne doit pas s’en décharger même sur la personne la plus chère, et dont la douleur se tourne en dépit et en colère justement contre cette personne ? Voilà bien des questions, qui toutes commandent leurs réponses, toutes différentes et toutes justes. Et combien d’autres ensuite ne pourrions-nous pas poser ! Et combien manqueraient encore ! S’il y a plus de choses au ciel et sur la terre que n’en a rêvé la philosophie d’Horatio, de même il y a plus de choses dans l’âme d’Hamlet que notre psychologie n’en saura jamais rêver. C’est la merveilleuse complexité de cette âme et le caractère nécessairement énigmatique de son expression, qui font la valeur de ce personnage unique entre les créatures. La recherche, la contemplation de toutes ces racines de sentimens, c’est ce qui nous attache à ce héros plus qu’à aucun de ses confrères, autant qu’à aucun homme vivant : un