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si peu, si ce n’est un crime de lèse-majesté, c’est au moins une indiscrétion.

J’ai indiqué les capitales raisons pour lesquelles nos directeurs doivent respecter Hamlet, c’est-à-dire n’y pas toucher ; mais ce ne sont pas les seules. Quelques autres difficultés, pour la représentation de cette pièce, nous sont communes avec les Allemands, avec les Anglais : celles de la mise en scène proprement dite. Les personnages d’Hamlet, pour quiconque est familier avec eux, ont acquis une existence poétique si précieuse, qu’ils ne peuvent que perdre à se réaliser. Tel, qui se meut dans notre imagination, libre et subtil, la personne d’un acteur l’attache aux planches, le réduit à une forme étroite, à une matière lourde. Ajoutez que le costume en fait un objet curieux, un pantin dont quelque ornement attire notre attention au détriment de son rôle. Les compagnons du prince de Danemark, aux yeux de notre esprit, sont à la fois des contemporains du véritable Amleth, c’est-à-dire des barbares d’avant le XIe siècle, et des contemporains de Shakspeare et d’Eugène Delacroix et de nous-mêmes, ou plutôt ils sont des contemporains de l’homme, qui suivent nos rêveries sur l’homme à travers les âges. La belle avance, quand on les aura splendidement accoutrés à la mode d’une certaine époque, de la Renaissance par exemple, et quand nous serons divertis de la pièce par des idées comme celles-ci : Ah ! Polonius, mon ami, avec ce riche harnais, vous avez tout l’air du gardien-chef de quelque Tour de Londres !… Et vous, sire, avec cette toque crénelée, vous ressemblez au roi de carreau ! — Pour le Spectre, c’est bien pis : après que je l’ai vu en scène, il n’effraiera plus mes veilles. L’artifice par lequel on le produit m’a trop amusé. Dès que je pressentais sa venue, je n’avais plus qu’un souci : où peut-il apparaître ? Dans ce coin ou dans celui-là ? Au plafond, sur la porte ou sur la tapisserie ? Demandez le nouveau joujou : La question du Spectre ! L’amusement des enfans ! (Nous en sommes tous, au théâtre !…) La sécurité du public !… Oui, la sécurité : — est-ce bien le sentiment qu’il faut devant un spectre ?

J’omets, par crainte des redites, une difficulté qui nous est particulière à nous Français : une traduction fidèle et vivante en notre langue, une traduction qui soit sur notre scène ce que l’original est sur la scène anglaise, comment espérer ce miracle en faveur d’Hamlet ? Pourquoi ce privilège pour cette pièce entre toutes celles de Shakspeare ? Théophile Gautier, naguère, a donné son suffrage à la version de M. Meurice : on y trouve, a-t-il déclaré, « un poète traduit par un poète. » Soit ! Mais L’un de ces poètes est Shakspeare et l’autre est un Français. M. Meurice, pour cette reprise, a revu son ouvrage avec soin ; il a serré le texte de plus près, et il est demeuré poète comme devant : il n’a cependant pas fait l’impossible.

Arrêtons-nous là : le public est assez excusé maintenant pour qu’il