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liberté à ceux mêmes qui ne savent pas ou qui ne veulent pas penser librement. Elle se mutilerait elle-même si elle répudiait absolument les systèmes plus ou moins asservis à la théologie; elle rejetterait de son histoire une de ses formes les plus considérables et quelques-uns des penseurs qui l’ont le plus honorée; elle serait enfin, par la force des choses, entraînée à des mutilations dans un autre sens, car, si elle accorde aujourd’hui à la pression d’une certaine opinion la proscription d’une doctrine, elle ne saurait refuser demain à la pression d’une autre opinion la proscription d’une autre doctrine. Souvent même les deux proscriptions iront de pair : les esprits modérés ne manqueront pas de bonnes raisons pour réclamer l’exclusion de toutes les doctrines extrêmes, et les esprits timorés verront des doctrines extrêmes dans tout ce qui s’écarte d’une certaine banalité.

Est-ce à dire que la liberté doive être absolue ? Notre idéal serait de laisser aux familles seules l’appréciation des doctrines professées dans les écoles privées. La plupart des familles n’auraient pas sans doute les lumières nécessaires pour une telle appréciation; mais les conseils ne leur manqueraient pas et l’appel à de libres influences nous paraîtrait plus légitime que la mainmise de l’état sur toutes les doctrines. Nous avons exposé ailleurs cet idéal[1]. Ici, nous ne voulons pas dépasser les limites posées par les lois qui régissent actuellement l’enseignement privé. D’après la loi de 1875 sur la liberté de l’enseignement supérieur, comme d’après la loi de 1850 sur la liberté de l’enseignement primaire et de l’enseignement secondaire, le contrôle de l’état « ne peut porter sur l’enseignement que pour vérifier s’il n’est pas contraire à la morale, à la constitution et aux lois. » Nous acceptons pour l’enseignement philosophique, dans les écoles libres de tous les degrés, cette triple obligation du respect de la morale, de la constitution et des lois. Nous demandons seulement que l’obligation soit entendue dans un sens précis et qu’elle ne puisse pas, par voie d’interprétation, imposer des restrictions excessives à la liberté philosophique et à la liberté d’enseignement. Rien n’est plus fréquent que le reproche d’immoralité dans la discussion des doctrines philosophiques. Le reproche d’hostilité contre la constitution ou les lois n’est pas moins fréquent dans la discussion des questions sociales. Dans les deux cas, le reproche est souvent réciproque entre les partisans des doctrines rivales. La « morale intuitive » dénonce l’immoralité de la « morale utilitaire ; » la morale utilitaire voit un danger pour l’ordre social dans les prétentions d’une morale a priori, qui prétend résoudre toutes les questions d’après des formules abstraites et absolues. L’inspection légale de l’enseignement

  1. Dans notre ouvrage de la Liberté dans l’ordre intellectuel et moral.