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et qui ne fît que s’affaiblir jusqu’au coup d’état du 2 décembre[1]. Il prit sa retraite, en 1852, et, dans le nouveau conseil supérieur de l’instruction publique, ce fut un de ses adversaires, M. Ravaisson, qui fut choisi comme représentant de l’enseignement philosophique. On sait avec quelle sévérité est jugée la philosophie de M. Cousin dans le magistral rapport de M. Ravaisson sur la philosophie au siècle. On sait aussi quelle influence l’auteur de ce rapport a exercée sur le recrutement des professeurs de philosophie, directement par la présidence de l’agrégation, soit indirectement par l’enseignement à l’École normale du plus éminent de ses disciples, M. Lachelier. Ce ne fut pas assurément une influence exclusive. D’autres influences se sont maintenues dans le jury d’agrégation et à l’école normale. Un régime libéral s’est substitué dans la direction de l’enseignement philosophique à un régime autoritaire. Le seul fait de cette substitution détruit la légende d’une philosophie imposée.

On dira qu’un point reste vrai dans la légende, c’est qu’il n’y a pas de liberté pour la philosophie universitaire en dehors du spiritualisme. J’examinerai tout à l’heure la question des limites de la liberté philosophique dans l’enseignement public ; mais là n’est pas la question pour la légende que je discute. Autre chose sont les limites légales ou réglementaires de la liberté philosophique, autre chose, la domination tyrannique d’une seule doctrine. M. Cousin a pu rêver une telle domination pour sa philosophie : il ne l’a pas réalisée alors qu’il était tout-puissant, et nul n’a tenté après lui de la réaliser au profit d’un système quelconque. Quant à l’obligation de ne pas s’écarter des solutions spiritualistes, elle existait avant M. Cousin, elle a subsisté après lui, non par l’intolérance des philosophes eux-mêmes, mais dans un intérêt bien ou mal entendu d’ordre public et sous la seule pression de l’opinion générale.

La distinction a son importance. C’est un mauvais renom pour une doctrine philosophique de passer pour une doctrine privilégiée, revêtue d’une sorte d’estampille officielle. Rien n’est plus propre à lui aliéner les esprits parmi les élèves et parmi les maîtres. On fait acte d’indépendance, on croit faire acte de courage en cherchant des voies nouvelles. Courage facile, puisque le privilège n’existe pas, mais dont on se fait un mérite auprès des esprits prévenus

  1. Je puis citer, sur le déclin de l’autorité de M. Cousin, un fait qui m’est personnel. En 1850, étant professeur de philosophie au Lycée de Lille, je fus réprimandé pour avoir prêté à un de mes élèves le petit livre que M. Cousin avait publié, sous les auspices de l’Académie des sciences morales et politiques, et qui n’était qu’une reproduction, sous le titre de Philosophie populaire, de la première partie de la Profession de foi du vicaire savoyard. J’avais cru que le nom de Jean-Jacques Rousseau avait surtout paru suspect : on me fit savoir du ministère que c’était le nom de M. Cousin qui excitait de justes alarmes.