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les aliénés non secourus, mal secourus et en état de vagabondage est un motif de désordres dont la répression devient aussi pénible que difficile. A la monarchie de juillet revient l’honneur d’avoir doté la France d’une législation aliéniste conforme aux idées de justice et aux données scientifiques : on peut l’améliorer sans doute, on ne saurait la détruire de fond en comble, sans s’exposer à rebâtir sur les nuages, à accumuler des chimères sur des ruines.

La loi de 1838 a pour principe le droit de placer dans un établissement public ou privé tout insensé, non-seulement quand il est dangereux pour la sûreté générale, mais quand il a besoin de soins pour obtenir sa guérison ou adoucir son sort ; elle s’occupe donc de lui pour lui-même d’abord, pour son avenir, sa santé, sa fortune et sa famille ensuite; d’autre part, elle ne néglige pas les intérêts de la société. Elle fut précédée de discussions approfondies à la chambre des députés, à la chambre des pairs, et l’un des hommes qui y prirent la plus grande part la définissait ainsi : « Nous faisons une loi de charité, d’humanité, de liberté individuelle, une loi de conservation pour les biens des aliénés et une loi de dépense. » — « M. le duc de Broglie lui assignait trois buts principaux : pourvoir au traitement des aliénés indigens, prévenir des détentions arbitraires, empêcher que dans les asiles on n’abuse du mauvais état de leur raison. » A-t-elle réalisé toutes les espérances, comblé toutes les lacunes, empêché tous les abus? Ses admirateurs les plus décidés n’ont pas osé le prétendre, mais ils affirment qu’elle est une loi calomniée, pure dans les intentions qui l’ont inspirée, bonne dans son principe, sage dans ses dispositions ; ce sont les propres paroles du rapporteur du sénat, en 1867, de M. Suin, qui ajoute qu’elle n’a qu’un défaut, c’est qu’on n’a pas assez veillé à sa stricte exécution. « Il y a eu des plaintes, il n’y a pas eu de preuves positives, mais le soupçon marque les interstices par où la fraude peut se glisser, et la loi, encore moins que la femme de César, ne doit pas être soupçonnée. »

L’attaque commença en 1863, passionnée, furibonde, répercutée par les mille échos de la presse; un ancien représentant du peuple, le docteur Turck, médecin à Plombières, menait la campagne, écrivait que le véritable bienfaiteur de l’humanité serait celui qui détruirait l’œuvre de Pinel. Les journaux de toutes nuances emboîtaient le pas, s’évertuant à exaspérer l’opinion publique, rappelant les sinistres prédictions des orateurs de l’opposition en 1838, de MM. Anguis, Isambert, Roger, Odilon Barrot, Salverte. A les entendre, la légalité actuelle nous tue, car elle permet à un Français quelconque, avec la complicité d’un Français quelconque, de faire enfermer un autre Français dans un asile. Combien n’avait-on pas eu la raison de prophétiser la résurrection des lettres de cachet par