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croix d’une main, l’épée de l’autre, ils occupent les Antilles, l’Amérique centrale et l’Amérique méridionale. Cent trente-cinq ans plus tard, la persécution religieuse jette les puritains anglais sur l’Amérique du Nord. Le Nouveau-Monde est envahi ; un continent quatre fois plus grand que l’Europe entière est conquis, colonisé par d’héroïques aventuriers. La grande république des États-Unis se crée, lutte, triomphe et pousse dans l’ouest, jusqu’aux Montagnes-Rocheuses, ses hardis pionniers.

De Balbek et de Palmyre, de Ninive et de Babylone, d’Ecbatane et de Thèbes aux cent portes, il ne reste plus que Ides ruines abandonnées. La civilisation a passé là, elle s’y est arrêtée, puis a repris sa marche vers l’Occident. Athènes, Rome, ont ensuite été ses capitales comme le sont aujourd’hui Paris, Londres et New-York, comme le sera demain peut-être San-Francisco, la reine du Pacifique.

Elle est née d’hier, le 19 janvier 1848. Un aventurier suisse lui servit de parrain. Il avait nom Jean-Auguste Sutter. Originaire de Kandern, où il naquit le 3 février 1803, il suivit les cours du collège militaire de Berne et entra en qualité de lieutenant dans la garde suisse de Charles X. Sutter prit part à la guerre d’Espagne de 1823 à 1824, ainsi qu’à la vaine tentative de résistance à Grenoble pendant la révolution de 1830. Rentré dans sa patrie, il servit quatre années dans l’armée fédérale, donna sa démission et émigra aux États-Unis. Il devait y jouer un rôle important et associer son nom à l’un des grands événemens de notre siècle. Naturalisé citoyen américain, Sutter s’établit dans le Missouri, à Westport, aux confins extrêmes de la civilisation. Actif, énergique et brave, il rallia autour de lui un certain nombre d’aventuriers, chasseurs de prairie, trappeurs et autres, auxquels il sut imposer, avec son autorité, une discipline relative. Il entreprit le commerce des bestiaux avec le Nouveau-Mexique et réalisa promptement des bénéfices considérables. Mais le flot toujours croissant de l’émigration envahissait le Missouri. Westport se peuplait. Sutter la quitta, décidé à chercher plus loin un territoire moins connu, où il pût donner libre carrière à ses goûts d’indépendance.

Pour qui a savouré les charmes de la vie libre et nomade, des grands espaces solitaires, des chasses émouvantes, des périls bravés, des difficultés surmontées, aucune autre existence n’est comparable à celle-là. Se sentir jeune, robuste, sans entraves, dépenser à sa guise son activité, parcourir en tous sens, au galop de son cheval, un domaine sans limites que nul ne vous dispute, c’est le rêve, l’idéal de ces esprits aventureux auxquels les États-Unis sont, en partie, redevables de leur grandeur et de leur prodigieux développement.