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ont survécu, et dont la fortune a réalisé les rêves ; beaucoup ont succombé aux fatigues, aux épreuves, au vice, à la misère, soldats oubliés d’une grande bataille qui a modifié la face du monde en modifiant les conditions économiques et financières de tout notre ordre social.

Derrière cette avant-garde apparaissait une autre catégorie d’émigrans, esprits plus méthodiques et plus calculateurs. Ils suivaient le même courant, obéissaient à la même impulsion ; mais leur énergie froide et mieux contenue tendait au but par d’autres moyens. Ils entendaient choisir le terrain de la lutte pour conquérir la fortune. L’aléa prestigieux des mines ne les éblouissait pas ; ils voyaient plus juste et plus loin. San-Francisco les prenait et les retenait. Les premiers ils se rendirent compte que, d’où qu’il vint, l’or des placers affluerait là, que dans cette anse sablonneuse s’élèverait bientôt une ville importante ; que là, et là seulement, toutes les flottes du monde pouvaient aborder et trouver place; que l’or ne suffit pas, qu’il faut au mineur tout ce qui peut assurer son existence, qu’il y avait plus à gagner à le lui fournir en échange de son or qu’à l’arracher soi-même aux entrailles de la terre, ils furent les premiers à prévoir et à préparer l’avenir, à donner une valeur au sol, à construire des magasins et des maisons, à créer des comptoirs, à improviser des restaurans et des hôtels, à jeter les bases d’une organisation communale.

Sur ce coin perdu du globe où toutes les nationalités semblaient s’être donné rendez-vous, chacune d’elles apportait, avec son génie particulier, ses tendances et ses goûts, ses vices et ses vertus. Sur ce sol, vierge de toute civilisation comme de toute culture, où il n’existait encore ni gouvernement, ni lois, ni police, ni impôts, ni restrictions sociales, chacun jouissait d’une liberté illimitée et donnait libre carrière à son esprit aventureux. La révolution de 1848, qui avait si brusquement ébranlé la France et l’Europe, avait aussi bouleversé bien des situations, détruit bien des fortunes et provoqué un exode, non-seulement parmi les classes ouvrières sans travail, mais encore parmi les classes moyennes fortement éprouvées. L’émigration européenne ne se composait donc pas exclusivement de déclassés ou de manœuvres; loin de là. La distance à franchir, le prix élevé du passage, étaient pour ces derniers un obstacle sérieux. La loterie des lingots d’or, patronnée par le gouvernement français, facilita, en 1849, le départ pour la Californie d’un certain nombre d’exaltés des classes inférieures; mais ce nombre fut forcément très limité, et l’émigration française, considérable au début, par suite des circonstances politiques que nous venons de rappeler, se recruta surtout parmi les jeunes gens de la classe moyenne dont la révolution avait modifié les conditions d’existence,