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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/195

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San-Francisco, n’avait qu’une vague ressemblance avec l’idée que ce mot évoque. Elle tenait à la fois de la maison de banque, du magasin de consignation, de l’entrepôt, du mont-de-piété et de la buvette. L’auctionneer, ou encanteur, et s’improvisait tel qui voulait, trônait d’ordinaire sur un tonneau d’où il dominait son public. Là, au milieu des lazzi, des calembours, des plaisanteries plus ou moins épicées. il attirait la foule dans son magasin, annonçant la mise en vente des objets les plus disparates. Lots de terrain, ustensiles de mineurs, chargemens à livrer, maisons à reprendre aux squatters, bottes et vêtemens, bois et clous, riz et porc salé. Les caisses, les barils s’empilaient autour de lui. Il recevait, répétait les offres, prompt à saisir un clignement d’yeux, parlant avec volubilité, excitant les acheteurs. Les ventes se faisaient de dix heures midi. On servait alors aux acheteurs un lunch gratuit, invariablement composé des produits alimentaires entreposés dans le magasin : biscuit de mer et fromage de Hollande, saumon fumé ou harengs. On payait seulement les consommations liquides. Les marchandises achetées devaient être enlevées le jour même.

Je fus témoin, dans une de ces auction rooms, d’un épisode assez original. L’encanteur, Th. Cobb, bien connu à San-Francisco, vendait ce jour-là un certain nombre de lots de terrain situés dans la rue Stockton. La localité était peu attrayante. La rue Stockton était dans les sables, en arrière de la ville : personne encore ne s’était avisé d’y construire. Cependant il y avait foule, les prix obtenus devant servir de base d’évaluation, et chacun alors ignorant dans quel sens la ville se développerait. En face de l’encanteur et bien installé sur un ballot de couvertures, se carrait un mineur robuste, dont le visage allumé indiquait qu’il avait dû faire des haltes fréquentes dans les bar rooms de la plage. Le sommeil le gagnait évidemment, mais il luttait de son mieux, hochant de la tête. Les deux premiers lots se vendirent une once, 80 francs. Puis, tout à coup, sans qu’on sût pourquoi, l’encanteur adjugea le troisième à quatre onces. « Votre nom? » dit-il, en s’adressant au mineur somnolent. Celui-ci releva la tête : « Tom ! — Tom quoi? ce n’est pas un nom, Tom. — Tom Maguire, » répondit l’autre, étourdi de cette apostrophe. « Bien. » La vente reprit. Cobb, les yeux fixés sur le mineur, lui adjugea successivement cinq ou six lots, prenant de bonne foi les hochemens de tête de l’ivrogne pour une surenchère. L’adjudication terminée et mis en demeure de payer ses acquisitions, Tom protesta avec énergie qu’il n’avait rien acheté: mais devant les réclamations de l’encanteur et les affirmations de ses voisins, il dut s’exécuter. Il tira de son sac les 300 ou 400 piastres qu’on lui demandait, et partit en jurant qu’il ne remettrait jamais plus les pieds à Frisco, où un coup de trop