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se faire écouter. Mais, tout en le dirigeant, il le ménage, lui témoigne quelque déférence. Il n’aurait garde de le discréditer auprès de son peuple, car il importe que les populations protégées nourrissent l’illusion qu’elles n’ont point changé de maître. C’est aux mêmes visages qu’elles continuent d’avoir affaire, elles reconnaissent pour l’avoir longtemps entendue la voix qui leur donne des ordres, elles ne se sentent point troublées dans leurs habitudes et dans leurs obéissances séculaires. La Tunisie, comme jadis, est régie par son bey ; il a conservé ses droits de législateur, tous les attributs de la souveraineté; il gouverne ses sujets par l’entremise de son ministère, mi-indigène, mi-français. Si Sidi-Ali-Bey était un souverain constitutionnel, il aurait sans cesse à compter avec sa constitution. La constitution de Sidi-Ali-Bey est le résident général de France, et si cette constitution vivante et parlante lui cause parfois des chagrins et lui impose plus d’une gêne, il est trop raisonnable pour ne pas convenir qu’elle a tout réglé pour son plus grand bien, et il aurait grand tort de regretter le temps où il était à la merci de ses créanciers. On raconte que peu de mois après notre installation dans la régence, le général commandant le corps d’occupation dit un jour à notre résident sur un ton d’inquiétude : « Le bey commence à se remettre de son émoi ; je crois voir repousser son poil. — Tant mieux! repartit M. Cambon; je m’applique moi-même à le faire pousser. »

Si, dans les pays de protectorat, il importe de conserver au gouvernement national et héréditaire toutes les apparences de son pouvoir, par une conséquence toute naturelle, il importe aussi d’employer l’indigène dans l’administration, et le protecteur, s’il est sage, se contente de le contrôler. Grâce aux moyens de contrôle adoptas en Tunisie, l’ordre a été rétabli dans les finances beylicales, dans l’assiette et la perception des taxes ; dans la comptabilité du trésor ; on a mis fin aux dilapidations du domaine, et les malversations sont devenues fort difficiles, presque impossibles; Mais la Tunisie est administrée, comme auparavant, par ses préfets indigènes ou caïds, par leurs lieutenans ou khalifas, et les tribus ont gardé leurs cheiks, qui perçoivent certains impôts. Jadis ils ne délivraient aucun reçu à leurs administrés, qui parfois payaient double, payaient triple Les Tunisiens ont compris très vite l’utilité de ces petits papiers, et quand on oublie de les leur offrir, ils s’empressent de les réclamer. Au surplus, les caïds et les khalifas, nommés par le bey, sont soumis à l’inspection d’un corps de contrôleurs civils, dont les fonctions, aussi importantes que multiples, ne peuvent être confiées qu’à des hommes d’une sérieuse valeur. Ils n’administrait jamais par eux-mêmes, mais ils conseillent le Caïd comme le résident conseille le bey. « On a reproché quelquefois à la France de ne peupler ses colonies que de fonctionnaires, lisons-nous dans un livre récemment paru ; mais, jusqu’à présent, on doit faire exception