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littérature, qui soit plus grossier, plus brutal, moins poli que vieux fabliaux; d’autre part, on ne s’expliquerait pas, sans la complicité, l’exemple et l’autorité des femmes, le prodigieux succès des poétiques romans, mystiques même, de la Table-Ronde; mais, ce que nous ne voyons pas, ce que du moins, quant à moi, j’avoue humblement que je ne vois pas encore, c’est le lien, c’est le rapport de tant de cynisme avec tant de délicatesse, de la première partie du Roman de la Rose avec la seconde. Et la chronologie, l’ethnographie, la philologie nous le diront sans doute un jour, elles distingueront avec une netteté parfaite ce que nous mêlons et confondons ensemble ; mais, en attendant, ai nous ne le distinguons avec assez de certitude, ni elles-mêmes ne nous le disent avec assez d’assurance. Nos érudits ont beaucoup fait pour la littérature du moyen âge, mais dans les histoires qu’ils nous en ont données, ils n’ont oublié jusqu’ici que de mettre des idées; et ce sont des catalogues plutôt que des histoires. J’ajouterai, pour peu qu’ils y tiennent, que, s’ils ont établi quelque chose, c’est qu’il y a deux histoires de la littérature française, parce qu’en effet il y a deux littératures françaises : l’une qui commence avec le Xe siècle pour finir avec le XIVe, et l’autre qui renoît ou qui naît au XVIe pour se continuer jusqu’à nous. La première a sa valeur, et l’étude en est intéressante, mais elle est inutile à la connaissance de la seconde : l’intervalle a été trop long, la solution de continuité trop profonde, la révolution même de la langue trop complète et trop radicale. Si l’on se trompe à vouloir juger les Chansons de geste et les Fabliaux avec un goût formé dans le commerce des classiques du XVIIe siècle, l’erreur n’est pas moins grande, ni moins dangereuse, à vouloir juger une tragédie de Racine ou une comédie de Molière du point de vue du moyen âge. Et c’est pourquoi, tout en le regrettant, nous n’avons pas besoin de remonter jusqu’au moyen âge pour y rechercher les origines de la moderne politesse des mœurs, du langage et du style.

Il serait plus utile, et même indispensable, ou du moins on l’a pu Croire longtemps, de remonter au XVIe siècle. C’est ce que M. Edouard Bourciez a tenté récemment dans un livre fort intéressant : les Mœurs polies el la Littérature de cour sous Henri II. Je ne fais point ici la critique de ce livre, et, provisoirement, je m’en tiens à ses conclusions. Quelque influence donc que les femmes aient eue certainement à la cour des princes de la maison de Valois, et encore que quelques-unes s’y montrent plus qu’émancipées de l’ancienne servitude, cependant il ne parait point qu’elles aient eu le pouvoir de diriger le courant de l’esprit public ou seulement de le remonter; et, d’une manière générale, elles l’ont suivi. Ni Rabelais, ni Calvin, ni Montagne, ni tant d’autres, et précisément les plus grands, ne semblent avoir subi l’influence des femmes de leur temps, ni s’être révoltés contre elle, ce qui est,