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Quoi que prétendent des admirateurs systématiques, la plupart des poètes catalans, même quand ils se montrent excellens artistes, ne font que de la prose cadencée et rythmée. Dans le fameux Canconer d’obres enamorades de la Bibliothèque nationale, vanté comme pourrait l’être l’Anthologie grecque, les bons versificateurs abondent, et leurs vers sont généralement faits de main d’ouvrier: mais, dans cette sorte d’encyclopédie poétique, l’inspiration manque. A peine un ou deux maîtres parmi ces rimeurs consommés : les autres ne sont que d’habiles artistes, de subtils casuistes. des scolastiques raffinés qui dissertent et distinguent doctement, abusant de l’allégorie, distillant la quintessence du parfait amour, comme un élixir d’alchimiste, dans une langue prodigieusement savante, alambiquée, pédantesque, grossièrement mystique, malgré ses prétentions au purisme et à la spiritualité. Dans ces chants de convention et de commande, on retrouve les souvenirs de Dante et de Pétrarque mêlés aux réminiscences flagrantes des deux auteurs du Roman de la Rose et de leur sotte école. Ce recueil s’ouvre dignement par une copie en latin des privilèges que les derniers rois d’Aragon accordèrent à l’institution des jeux floraux établis à Barcelone sur le modèle de ceux de Toulouse. A vrai dire, il ne renferme que deux pièces singulièrement remarquables par leur naïveté, où la poésie vraie, inspirée par le sentiment, se moque des lois d’amour et des règles du gay sçavoir. Ce sont les deux complaintes tout à fait touchantes sur la mort calamiteuse du prince de Viana, par Guillem Gibert, de Barcelone; et sur la détention du même personnage, par Jean Fogassot, notaire, dont un autographe, assez bien conservé, n’est pas le moindre ornement de ce précieux volume. Parmi les quarante et quelques poètes dont il renferme des vers, un seul a triomphé de l’oubli qui enveloppe à peu près tous les autres, Ausias March, dont les œuvres attendent encore un éditeur sérieux et un commentateur diligent. C’est le seul classique de la poésie catalane, le seul aussi qui vaille la peine d’être étudié. On l’a maintes fois comparé à Pétrarque, supérieur par la forme, grand et laborieux artiste, maniant en maître un merveilleux instrument, mais inférieur au poète valencien, d’origine catalane, par l’originalité, la force et la profondeur des pensées, et surtout par le tempérament : on sait que l’amant transi de Laure était boiteux et épileptique. Bien plus encore qu’un poète de haut vol, Ausias March est un moraliste, un métaphysicien, un connaisseur incomparable de la nature humaine, de ses contradictions et de ses faiblesses, et, avec cela, un réaliste habitué à voir les choses de ce monde comme elles sont, sans illusion ni complaisance, et à les rendre telles qu’il les voit, comme un photographe. Il ne recule, au besoin, ni devant la peinture exacte, ni devant l’expression propre et crue. Telle de ses