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artistiques que j’avais ressenties depuis mon arrivée au Japon me revenaient à l’esprit et se résumaient en moi : je revoyais les grandes sépultures de Nikkho avec l’inépuisable fantaisie de leurs sculptures et la floraison exubérante de leur décoration de bois ou de bronze s’épanouissant sous la végétation puissante des cryptomerias séculaires, — le Bouddha de Kamakura sur son lit de nymphœas et l’inexprimable beauté morale de sa physionomie pensive, — les allées majestueuses des sanctuaires de Shibâ avec leurs lanternes funéraires, leurs brûle-parfums et leurs vasques de cuivre, — la grâce mystique de la déesse Kouânon, peinte à la fresque sur le panneau d’un temple à Yeddo, — les trésors de Nara et leurs merveilles archaïques, — un monastère bouddhique sur les bords du lac Biwa dans un site délicieux de solitude et de mélancolie, — enfin le temple d’Hongwanji, où les laques des murs, reflétant la lumière du soleil couchant, faisaient flotter une vapeur d’or d’une atmosphère de recueillement et de mystère autour des statues sacrées.

Tous ces souvenirs, et bien d’autres encore, se groupaient devant moi et, de leur simultanéité, une impression d’ensemble se dégageait : c’était comme une initiation à une esthétique nouvelle, la démonstration de cette vérité que le génie humain est inépuisable et que le beau n’est pas circonscrit dans une école, la révélation enfin d’un art inconnu, aux allures libres, vives et capricieuses, étranger au formalisme occidental et aux partis-pris de doctrine, de l’art le plus raffiné, le plus sincère, le plus imaginatif et le plus passionnément épris de la vie et de la réalité, qui ait jamais traduit une pensée humaine.


III.

Quelques mois plus tard, j’étais à Séoul, au centre du « royaume de la Sérénité du matin, » au milieu même du pays de Corée, qui a opposé à l’envahissement de la civilisation d’Occident la résistance la plus longue et la plus farouche, et qui, à travers les siècles, a le mieux défendu contre les influences étrangères son autonomie politique et son originalité morale.

La cité de Séoul s’étendait au pied d’une chaîne de montagnes qui, se recourbant autour d’elle, l’enserrait presque entièrement et limitait la vue de toute part. Les murs de la ville, escaladant les premiers contreforts, détachaient dans l’air limpide et lumineux la découpure de leurs créneaux et le profil retroussé des toits de leurs tours. Plus haut, des bois de mélèzes et de cèdres couvraient les pentes abruptes; au-dessus, et jusqu’à la cime, le terrain