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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/440

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Lafayette, Franklin, on peut se procurer un dîner pour 40 francs. Dans certains établissemens populaires, l’ouvrier paie le sien de 10 à 15 francs. Un canard rôti coûte 25 francs; le bœuf 2 fr. 50 la livre. Les œufs sont encore chers, 5 francs la pièce, les pommes de terre 1 fr. 25 chacune. Si élevés que semblent ces prix, ils sont déjà bien inférieurs à ceux que l’on payait en 1848-49, où un repas, composé de biscuit de mer, de porc salé nageant dans une platée de haricots, le tout assaisonné d’eau claire, valait une once, 80 francs.

L’aspect extérieur de la population se modifiait. A mesure que les doutes sur l’avenir se dissipaient, les résidens de San-Francisco faisaient venir des États-Unis leurs femmes et leurs enfans. Cet élément nouveau introduit dans la ville grandissante exerçait déjà sa salutaire influence. Jusqu’en 1850, on ne voyait guère, en fait de femmes, que quelques courtisanes mexicaines ou chiliennes recrutées par les maisons de jeu. Quand, à la fin de 1849, eut lieu à San-Francisco le premier concert de musique instrumentale, on réserva les meilleurs sièges pour les dames, admises sans rétribution. Il s’en trouva quatre. A la fin de 1850, il n’en est plus de même. Les principaux négocians s’établissent sans idée de-retour. Leurs femmes, leurs filles, leurs sœurs viennent les rejoindre, accueillies au débarquement par des ovations qu’expliquent le respect des Américains pour les honnêtes femmes et leur rareté jusqu’ici. En 1851, quand une d’elles, simplement vêtue, paraissait dans les rues de la ville, chacun se découvrait respectueusement sur son passage, Lorsque dans Montgomery-Street, la plus passagère des voies de San-Francisco, au milieu du brouhaha des langues les plus diverses, des conversations les plus animées, de la foule la plus disparate, on entendait tout d’un coup retentir ces mots : « Gentlemen, a lady ! Messieurs, une dame ! » chacun se découvrait, chacun se taisait. L’unique trottoir encombré tout à l’heure par ces gens qui se coudoyaient brutalement se vidait comme par enchantement, pour laisser le passage libre à cette femme qui s’avançait, rappelant à ces hommes de toute classe et de toute origine la mère, l’épouse, la sœur ou la fiancée qu’ils avaient quittées. Il n’eût pas fait bon garder son chapeau sur la tête, ou par un geste, un regard indiscret, gêner celle qui passait, confuse et touchée de l’hommage qu’on lui rendait. L’imprudent eût payé cher sa bévue. Mais nul n’en avait l’idée, et la brute la plus inconsciente, le mineur le plus grossier subissait à son insu l’influence de l’émotion respecteuse de tous.

Sans elle, sans la femme, San-Francisco n’était qu’un camp d’aventuriers. Telle devait être la Rome antique, sous Romulus et Rémus,