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imaginés tout exprès ; les voici : la fantaisie de M. Maujan fournit des états-généraux complets. Comme députés de la noblesse, voici le bon seigneur, — qui se montre peu et qui n’agit pas, — et le méchant, — qui se met en avant et qui fait rage ; — voici, comme députés du clergé, un moine assassin et un prêtre ridicule. Mais le plus précieux de ces comparses, évidemment, c’est un vieux baron chargé de reconnaître et de dire bien haut que l’aristocratie dégénère et que la fin de son règne approche : — ah ! la nuit du 4 août n’était pas loin au XIVe siècle !

Tout cela est excellent selon le dessein de l’auteur, — à moins que le dessein de l’auteur ne fût de m’émouvoir : le bonheur ou le malheur d’un pantin allégorique et des fantoches qui procèdent de lui ne peut guère m’affecter. Et ici je n’ai pas la ressource d’attendre de beaux vers. Il est vrai que la prose populaire de M. Maujan est ornée de quelques gentillesses moyen âge : les Jacques Bonshommes des galeries supérieures auront pu dire, à la sortie, que c’est une ouvrage « moult joliettement » écrite.

Mais vous qui parlez de pantins, me dira peut-être M. Maujan, tournez-vous vers l’auguste scène de la Comédie-Française : que pensez-vous de ceux-ci ? — Ah ! ceux-ci ont d’abord cet avantage de se donner pour ce qu’ils sont : Monsieur Scapin ne prétend frapper personne de terreur ni de pitié, quand il lance un coup de pied au derrière du matamore. Le coup de pied, en soi, est un geste drôle : il n’est pas besoin, pour que j’en rie, qu’on me fasse croire que ce pied est mû par une âme sublime ; j’en ris bien chez Guignol, où je sais que les personnages sont en bois ! Encore, à les regarder de près, les pantins que voici, au rebours de certains héros de tragédie ou de drame, sont-ils plus vivans qu’ils ne veulent bien le dire. S’il n’est pas de notre monde réel, ce Scapin devenu monsieur, non plus que sa compagne Dorine, j’ai idée qu’ils y ont des parens, et que leur fille Suzette y a des cousines. Le diable, non plus, n’est pas de ce monde : on sait pourtant que, lorsqu’il devient vieux, il se fait ermite ! C’est justement l’histoire de Scapin, dans l’intervalle du temps de ses Fourberies à l’heure où cette pièce commence. L’ancien bohème de Naples, en vingt années de bons tours, s’est amassé un capital : avec Dorine qu’il a épousée, il s’est retiré dans la vertu et fait inscrire comme bourgeois chez le syndic de Bologne. Pour mieux s’établir dans cette condition, il veut s’allier à des bourgeois de naissance : il veut marier sa fille au fils d’un notaire. Il faut voir le lustre éclatant et le port imposant de cette honnêteté neuve ! Il faut entendre cette voix, exercée par d’autres chansons, célébrer les droits du père de famille ! c’est toujours Scapin, et c’est un autre homme. — Tenez ! je me laisse aller à le traiter d’homme ! c’est que j’en connais qui lui ressemblent.