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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/489

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sur ces chariots où les nomades promènent leurs foyers. Les multitudes humaines ont passé là comme les eaux des neiges fondues dans ces ravins, sans laisser de traces. Quelques légers renflemens du sol, les kourganes disséminés dans la steppe, témoignent seuls des peuples qu’elle a dévorés. Quand les antiquaires sont en fonds, ils éventrent un de ces tertres ; on en retire habituellement le squelette athlétique d’un chef barbare, enterré là dans les formes que rapporte Hérodote, avec tous les objets nécessaires dans cette vie et dont on le prémunissait à tout hasard pour l’autre : un cheval, des flèches, des femmes et une marmite. Les savans disputent alors copieusement sur la race et la famille de leur vieux mort : je crois qu’ils prennent beaucoup de peine. Ces lieux uniformes et immuables façonnent des hommes à leur image ; toutes ces tribus pastorales, sorties de la même source, ne devaient guère différer entre elles. Si l’on pouvait ranimer les premiers bergers qui portèrent ici le touloupe et les sandales d’écorce, je gage qu’on les distinguerait difficilement de ceux qui mènent aujourd’hui les mêmes troupeaux dans les mêmes herbages.

En voici quelques-uns, aux stations où un peu de vie reparaît. Hommes et chevaux ont le type, le costume, les attitudes des hommes et des chevaux scythes représentés sur le précieux vase de Nicopol, orgueil du musée de l’Ermitage ; un orfèvre habile qui cisèlerait aujourd’hui ce vase ne reproduirait pas autrement les modèles placés sous ses yeux. Et le contenu des crânes n’a pas changé plus que leur conformation. Devant le jardinet d’une gare, mangeant leurs pastèques et leurs galettes de blé, les pâtres sont couchés au pied d’un poteau du télégraphe. Beau sujet pour un tableau symbolique. Sur leurs têtes passe la pensée moderne dans ce qu’elle a de plus affiné et de plus puissant ; invisible, incompréhensible pour eux, elle les frôle sans les pénétrer ; le fil porte dans le ciel, bien au-dessus d’eux, les commandemens de leur maître, les découvertes du génie humain, le torrent d’idées qui alimente le monde. Entre cette pensée et la leur, il y a six pieds et vingt siècles de distance. Ceux d’entre eux qui ont quelque notion de ce pouvoir mystérieux doivent le diviniser dans leur esprit comme eussent fait leurs ancêtres ; laissés à leur instinct naturel, ils adoreraient ce poteau, emblème d’un dieu à l’âme triple, d’un Apollon Pyrophore, générateur de lumière, de chaleur et de force. Et si l’on y réfléchit, ce n’est pas seulement pour ces créatures primaires que le tableau est symbolique : il se reproduit peut-être à notre insu au sommet de l’échelle humaine. Si des êtres mieux doués regardaient au-dessus de nous, ils nous verraient sans doute tête que nous voyons ces bergers : aussi misérables d’esprit et aussi incapables de comprendre, sous les courans d’idées éternelles qui